PASSION
Le délire passionnel : du processus de défense à la sublimation
Conversion et régulation de la passion
La vocation de la passion à se métamorphoser en pensée de la passion nous est apparue liée au caractère inaccessible de l'être auquel elle s'adressait. Hantise de l'immédiateté, la passion ne cesse paradoxalement d'amplifier la distance entre objet et sujet du désir ; il semble qu'elle vise alors à promouvoir un discours – ou, de façon plus générale, une expression – où elle trouverait son propre fondement, grâce à une repersonnalisation et à une transmutation de l'absent. Mais la vulnérabilité de cette reconstruction apparaît pleinement dans le registre où elle n'emporte pas l'adhésion : celui d'une ire qui n'a pas su traverser l'épreuve de l'illusion, et s'élever à ce qu'il est convenu d'appeler « sublimation » artistique, religieuse ou scientifique. Il faut alors analyser de plus près la nature de cette fuite et des substituts trouvés.
La passion, si médiocre soit-elle, s'efforce de perpétuer, en leur donnant son assentiment, des émotions d'une certaine qualité. Ainsi, selon Sénèque, « aucune des impulsions qui frappent l'esprit par hasard ne doit être appelée passion [...]. La passion consiste non pas à être ému (moveri) par l'idée que fait naître son objet, mais à s'y abandonner (permittere se illi) et à suivre ce mouvement fortuit. » L'inscription de l'émotion dans la durée caractérise donc la conversion passionnelle, pour autant que le sujet permet l'accès de l'émotion à la conscience – bien plus qu'il ne le favorise. Et la métamorphose de l'impulsion en élan (impetus) caractérise l'assomption d'un mouvement, auquel le consentement de l'âme doit prêter ses lettres de noblesse.
Mais, d'autre part, la mobilité de la passion et l'extrême « inquiétude » qui la caractérise exigent la découverte continuelle de nouveaux aspects propres à son objet, de sorte que, suivant le mot de Pascal, la constance passionnelle « n'est qu'une inconstance arrêtée et enfermée dans un même sujet ». Aussi, lorsque les prétextes à cette idéalisation de l'objet manquent dans la réalité, la passion peut-elle édifier sans fondement des pans entiers de cristallisation. Le passionné se comporte alors à bien des égards comme l'artiste qui se détourne de la réalité pour laisser jouer librement ses désirs érotiques et ambitieux ; ou comme l'homme de science affirmant envers et contre tous – tels F. H. C. Crick et J. W. Watson à propos de la structure hélicoïdale de l'ADN – sa croyance indéfectible en un modèle que rien ne peut encore démontrer. Nul démenti ne semble alors pouvoir être infligé au passionné, nul échec ne paraît susceptible de l'abattre, dans la mesure même où sa volonté obstinée passe outre à toute infirmation immédiate de l'événement.
De là découle l'aspect régulateur de la passion, principe d'orientation et source de sens. Car, si l'autre est toujours l'objet et le propos de la passion, l'assentiment d'autrui ne saurait être requis à titre de condition nécessaire, dès lors qu'il ne s'agit plus de la constitution d'« un » champ perceptif universalisable, mais de la redistribution des valeurs au sein d'un champ orienté. Pour reprendre la comparaison kantienne, tandis que le principe d'orientation dans l'espace a valeur constitutive, puisque constitué a priori par le sentiment de gauche et de droite, le même principe dans la pensée ne peut avoir de signification que régulatrice : c'est une hypothèse ou un postulat. La qualité esthétique, pragmatique ou scientifique du système où ce principe se trouve mis en œuvre fournira donc le seul[...]
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Écrit par
- Baldine SAINT GIRONS : maître de conférences en philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
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