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PASSION

Passion et destinée

E. Burke voyait déjà, dans les passions relatives à la conservation de soi, la source des plus vives jouissances que l'âme puisse ressentir, car on y trouve « une idée de douleur et de danger, sans y être actuellement exposé ». La force de représentation inhérente à la passion semble, certes, l'indice d'une puissance de l'âme qui, comme le dit Kant à propos du sublime, « dépasse toute mesure des sens » ; encore faut-il que la menace d'une subversion totale du sujet y demeure masquée. Généralisant la proposition de Burke, on pourrait dire que toute passion doit comporter la représentation d'un danger, comme si la hantise d'une mort possible pouvait seule donner du prix à l'arrachement qu'elle symbolise.

Or, c'est bien à cette description que Freud a donné un statut, dégageant par exemple les mécanismes de défense qui, susceptibles d'œuvrer à des degrés divers, assurent, sous l'influence des pulsions conservatrices du moi, la métamorphose de l'amour en haine. Tout d'abord le refoulement, exigé par le surmoi, peut apparaître sous forme d'amnésie, ou bien sous celle d'une simple disjonction des rapports de causalité, permettant la neutralisation d'un contenu représentatif. La forme primitive de l'aveu « Je t'aime » une fois déniée, « Je l'aime » se transforme aisément en « Je le hais » par un phénomène de mutation en son contraire. Mais ce second mécanisme ne peut entrer en jeu que grâce au processus de projection, requis par le narcissisme. L'investissement libidinal du moi, exigeant la conformité de la satisfaction libidinale aux intérêts du moi, réalise en effet cette contradiction suivant laquelle le dehors doit s'assimiler au dedans. Aussi, lorsque le retour se fait de l'extérieur, équivaut-il à la simple réapparition du refoulé intérieur. Et l'on obtient la séquence suivante, requise par le développement de la logique passionnelle : « Je ne l'aime pas – Je le hais – parce qu'il me persécute. » Le désir du sujet s'affirme alors en contravention avec les exigences du surmoi ; et, sous forme d'un rapport passionnel à autrui, pointe enfin la victoire des forces pulsionnelles, trouvant un nouveau biais pour manifester leur puissance.

L'essentiel est ici que toute passion tire sa force du refoulement de la passion opposée. Aussi bien, et réciproquement, il n'y a point de conversion à l'autre sans désespoir latent d'un abandon possible, et sans indignation cachée de son insuffisante parousie. On voit quelle vigueur l'expérience psychanalytique a pu assurer à la tradition dynamique, issue de Leibniz, selon laquelle nul état de l'âme ne serait compréhensible sans une disposition et préparation permanentes à la douleur : « l'inquiétude ». Celle-ci, rappelons-le, consiste en ces demi-douleurs et ces demi-plaisirs, ces sollicitations imperceptibles qui, tenant l'âme constamment en alerte, viennent à s'exaspérer dans les passions ; de sorte que la joie, par exemple, signifie seulement cet état où le plaisir prédomine, mais d'où l'inquiétude ne saurait être bannie.

Étendant aux groupes sociaux et aux théories ce qui a été dit des individus, il faudrait alors montrer comment, en temps de guerre, les peuples entiers peuvent ne plus obéir qu'à la voix des passions, au service desquelles sont mis tous leurs intérêts. Et, assurément, cet enthousiasme dépourvu de calcul qu'on pouvait déjà voir, par exemple, à l'œuvre dans l'eschatologie des mouvements millénaristes, loin de rappeler la froide manie des pervers ou l'inertie dépressive des abouliques, montre avec éclat la force révolutionnaire inhérente à la passion.

La passion, comme telle, s'avère, certes, « inutile », pour reprendre[...]

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