CHÉREAU PATRICE (1944-2013)
La découverte de Bernard-Marie Koltès
C'est celui qu'il va réaliser au théâtre des Amandiers de Nanterre, dont il prend la direction après avoir réalisé un film très personnel : L'Homme blessé (1982), dont Hervé Guibert cosigne le scénario, et où il raconte encore une fois, mais à travers une passion homosexuelle, la tragédie du désir et de l'aliénation amoureuse. De Nanterre-Amandiers, Chéreau fait un outil théâtral à sa mesure, qu'il met à la disposition d'artistes prestigieux et grâce auquel il révèle l'œuvre de Bernard-Marie Koltès dont il crée quatre pièces en six ans. C'est avec Combat de nègre et de chiens (1983) qu'il ouvre la première saison : pour imposer un auteur alors inconnu, il signe un spectacle brillant, joué par des acteurs venus du cinéma, qui porte à son acmé la tension contradictoire entre naturalisme filmique (voitures sur scène, son et lumières d'ambiance) et théâtralité explicite (dispositif bi-frontal). Suit une mise en scène paradoxale des Paravents (1983) qui dépouille la pièce de la ritualité (et des paravents !) qu'y souhaitait l'auteur – Genet aurait déclaré, satisfait : « Ne me trahit pas qui veut. » Car, au lieu de concevoir un décor, c'est la salle que Peduzzi a métamorphosée : le spectateur entre dans un cinéma délabré des années 1950, comme il en reste à Barbès ; le spectacle se déroule devant l'écran ou dans le public, comme si des immigrés d'aujourd'hui avaient investi un lieu pour raconter leur histoire d'hier. La saison suivante, Chéreau monte Lucio Silla (1984), l'œuvre de Mozart qui donne du pouvoir l'image la plus noire, dont il représente les personnages brisés par le tyran comme asphyxiés par la convention même de l'opera seria tandis qu'un mur mouvant les accule mortellement à l'avant-scène – fulgurante conjonction, à nouveau, de la forme et du sens de l'œuvre. Fidèle à son répertoire, il revient à La Fausse Suivante, puis monte Quartett d'Heiner Müller (1985) d'après Laclos. De ce dialogue grinçant et cynique il fait un spectacle nu où ses thèmes favoris – perversion et pulsion de mort – s'orchestrent avec une simplicité défaite de tout pathos, comme au bord du néant. Puis il se voue à l'œuvre de Koltès : malgré le demi-échec de Quai ouest (1986), il persiste avec Dans la solitude des champs de coton(1987), dialogue plus énigmatique encore centré sur un deal dont l'objet n'est jamais nommé. Mais ce n'est qu'en reprenant lui-même le rôle du dealer qu'il parvient enfin à imposer Koltès comme un auteur majeur. Curieux de cet univers qui rejoint le sien mais en diffère tout autant – par la réticence devant toute sentimentalité là où Chéreau a toujours aimé l'expression des passions, par le goût du secret et du paradoxe en contrepoint duquel fait merveille le véritable acharnement du metteur en scène à comprendre et à clarifier, et surtout par le refus du tragique – il y revient avec Le Retour au désert (1988). Avant de quitter Nanterre, Chéreau remporte avec Hamlet (1988) un immense succès : sur un parquet marqueté figurant la façade d'un palais, sol mouvant comme un monde qui se dérobe sous les pas, tout d'abîmes et de bosses, se joue le drame d'un prince plus menacé par l'excès de sa lucidité que par la folie ou la névrose. Des moments d'une théâtralité superbe – l'arrivée du spectre sur un cheval noir au galop, le suspense du duel final – ponctuent un spectacle d'une exceptionnelle limpidité.
Patrice Chéreau se consacre ensuite à un film longtemps mûri, La Reine Margot (1994) d'après Dumas, où on recroise les événements historiques relatés dans Le Massacre à Paris. À l'opéra, il réalise Wozzeck de Berg (Paris, 1993)[...]
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Écrit par
- Anne Françoise BENHAMOU : maître de conférences à l'Institut d'études théâtrales de l'université de Paris-III, conseillère artistique au Théâtre national de Strasbourg
Classification
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