CHÉREAU PATRICE (1944-2013)
Le corps-mouvement
Assez différents les uns des autres par leur forme et par leurs sources d'inspiration, les films que Patrice Chéreau a réalisés depuis 1995 développent certains de ses thèmes de prédilection : la sujétion de l'individu à son corps, la violence du désir et l'aliénation inévitable qu'il entraîne, la quête initiatique. Pour Ceux qui m'aiment prendront le train (1997), Chéreau part, pour la première fois depuis L'Homme blessé, d'un sujet original et non d'une adaptation. Le train, c'est celui que prennent pour se rendre à ses obsèques les amis, disciples ou anciens amants de Jean-Baptiste, un peintre qui exerçait sur ses proches la tyrannie d'une « intransigeante séduction ». La première moitié du film, la plus radicale, entièrement située dans une rame de T.G.V., présente une quinzaine de personnages de façon fragmentaire. Des séquences heurtées, tournées caméra à l'épaule, saisissent les corps des acteurs au plus près du mouvement ; le rythme du montage semble épouser la fièvre de ce groupe de personnages en crise. À l'inverse de ce film foisonnant, Intimacy (Intimité, 2001), réalisé en anglais et tourné à Londres d'après des récits de Hanif Kureishi, se resserre sur un petit nombre de personnages. Dans une magnifique alternance de plans contemplatifs et de séquences fébriles, Chéreau y raconte la passion d'un homme et une femme qui ne se retrouvent que pour faire l'amour. Les scènes de sexe rythment le film : tournées en temps réel, elle forment à elles seules une narration sans parole où l'amour physique développe sa propre histoire. Ours d'or du festival de Berlin, Intimacy a connu un très grand succès critique. Dans Son Frère (2003), inspiré d'un récit de Philippe Besson, le corps conserve une importance de premier plan, mais il s'agit cette fois de celui d'un homme jeune en train de mourir d'une maladie mystérieuse. Là encore, la mélancolie et la poésie émergent d'une volonté radicale de ne pas sublimer la réalité : la caméra scrute avec passion l'intimité du contact médical, précis et neutre ; et le regard qu'elle pose sur la maladie est comme une méditation sur l'opacité de la chair et l'émotion qui s'y attache, au-delà de l'érotisme. Patrice Chéreau réalise ensuite Gabrielle (2005, d'après une nouvelle de Joseph Conrad) et Persécution (2009).
Au théâtre, Patrice Chéreau présente avec des élèves du Conservatoire national supérieur d'art dramatique de Paris un travail d'atelier sur Richard III de Shakespeare, dont une série documentaire d'Arte garde la trace. En 2003, il met en scène la Phèdre de Racine, un spectacle conçu selon un dispositif bi-frontal qui fait la part belle aux personnages masculins : la relation destructrice de Thésée à son fils devient l'axe autour duquel tourne ce monde d'interdiction du désir ; et l'exposition finale du corps d'Hippolyte supplicié fait entendre dans la tragédie française la cruauté du mythe originel. Car si Patrice Chéreau se veut désormais un cinéaste, il n'exclut pas de ponctuels retours au théâtre (La Nuit juste avant les forêts de B.-M. Koltès, 2010 ; Rêve d'automne de Jon Fosse, 2010). Il accorde également une place importante à la lecture de textes qu'il aime (Le Mausolée des amants d'Hervé Guibert, 2005 ; Coma de Pierre Guyotat, 2010 et 2011), et renoue avec l'opéra en mettant notamment en scène Così fan tutte (festival d'Aix-en-Provence, 2005), Tristan et Isolde (Scala de Milan, 2007) et Elektra (festival d'Aix-en-Provence, 2013).
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Écrit par
- Anne Françoise BENHAMOU : maître de conférences à l'Institut d'études théâtrales de l'université de Paris-III, conseillère artistique au Théâtre national de Strasbourg
Classification
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