MODIANO PATRICK (1945- )
Au bord de la disparition
« Les meilleurs repères, ce sont les guerres », affirme Patrick Modiano, et lorsque ses romans n'évoquent pas les années 1940, ils sont volontiers situés pendant la guerre d'Algérie, période aussi glauque, incohérente et floue que l'adolescence de l'auteur. Il a alors côtoyé des gens plus âgés avec l'impression de vivre en fraude, comme un clandestin, éternel étudiant à la silhouette fragile, presque transparente, porté vers les milieux troubles et les logements provisoires à l'hôtel, les amours furtives avec des femmes toujours sur le départ, comme la jeune héroïne de Du plus loin de l'oubli, qui disparaît à deux reprises de la vie du narrateur, dans la fuite des identités et la résurgence des faits divers. Le suicide de deux jeunes époux en 1933 est le point de départ de Fleurs de ruine, où un dénommé Pacheco laisse au narrateur une valise contenant la preuve d'une autre identité pour lui « donner une leçon en [lui] montrant que la réalité était plus fuyante qu'[il] ne le [pensait] ».
Même les lieux sont menacés de disparition : la vision qu'a Modiano de Paris est plus imprégnée du Balzac lu depuis l'adolescence que de la réalité contemporaine de la rive gauche – où il vit, mais qu'il considère comme la province de Paris – ou de la rive droite, où son père avait un bureau près des Champs-Élysées, et où lui-même a habité avant la construction du périphérique, près des portes de la capitale, « quand la ville peu à peu desserrait son étreinte pour se perdre dans les terrains vagues ».
Lorsqu'il tente, avec son ami, l'illustrateur Pierre Le Tan, de fixer, dans Memory Lane et Poupée blonde, des façades de boutiques, des intérieurs de bars, des appartements dans les beaux quartiers, tous deux s'aperçoivent que les endroits qu'ils ont choisis disparaissent entre le moment où ils les découvrent pour les décrire et les dessiner et l'achèvement du livre.
Tout se dérobe, même la mémoire : le narrateur de Rue des boutiques obscures (prix Goncourt 1978) est un détective privé amnésique qui recherche son propre passé en enquêtant sur la personnalité et la vie de différents inconnus qu'il aurait « pu être », dont l'histoire pourrait lui permettre de reconstituer la sienne. Cet enquêteur – comme l'écrivain de romans policiers Ambrose Guise, narrateur de Quartier perdu – est une autre figure de l'auteur qui n'hésite pas, en 1976, à soumettre Emmanuel Berl à un Interrogatoire très serré sur la période de 1900 à 1945 dont il a été un acteur fascinant.
Pour rendre une matière floue et indécise, Patrick Modiano emploie un langage d'une fausse simplicité, d'une grande concision, à la limite de ces rapports de police qu'il affectionne. Dans cet univers de fantômes où l'inconsistance est la règle, les signes d'écriture tracés par l'auteur sur la page semblent les seuls repères solides. Mais ces traces également échappent. Leur apparente neutralité cache d'autres chausse-trappes : les noms de personnages, leur nationalité, se révèlent d'emprunt et les noms de lieux s'effacent derrière des énumérations – comme celle des garages du XVIIe arrondissement dans Remise de peine – qui deviennent des manières de litanie ou de comptines, accentuant la lenteur du rythme incantatoire de la narration et abandonnant tout pouvoir d'information. Villa triste, le quatrième roman, qui marque le glissement du style vers une fausse précision à la limite de la dilution, est situé dans une sorte de « non-lieu », une ville au bord du lac Léman qui reste anonyme, dans un hôtel coupé de la réalité, où se vit une histoire d'amour vouée à l'inachèvement, malgré les listes de numéros de téléphone recopiées dans de vieux Bottin ou les articles venus de journaux[...]
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Écrit par
- Aliette ARMEL : romancière et critique littéraire
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