BÉNICHOU PAUL (1908-2001)
Du prophète au poète maudit
L'étude du romantisme livre l'immense tableau historique, idéologique et littéraire d'une époque, et propose une interrogation sur la constitution d'un pouvoir spirituel laïque, la naissance et le rôle de l'intellectuel. Paul Bénichou a retracé la genèse de sa recherche : parti du projet d'une étude sur le pessimisme poétique postromantique, il a compris que ce pessimisme était le retournement des enthousiasmes et de la foi de la génération précédente. Au topos de l'opposition entre Baudelaire et Hugo, à la lucidité douloureuse qu'on attribue au premier pour disqualifier l'optimisme du second, il a substitué la démonstration d'une continuité, même si celle-ci s'accompagne d'une inversion de la mission du poète.
Le romantisme en France (et on mesure par là sa spécificité) répond à un besoin de société qui ne peut se comprendre que dans l'héritage de la philosophie des Lumières et de la Révolution française, et qui aboutit au culte de l'humanité. Le Sacre de l'écrivain montre, à son origine, l'importance des courants de la contre-révolution et le renouveau du sentiment religieux face au constat général de la disparition du monde ancien et à l'inquiétude qui l'accompagne. Le premier romantisme est issu des cercles royalistes, et les libéraux lui sont d'abord dans leur ensemble hostiles, mais l'affirmation est rapide de l'unité du mouvement et de la convergence des idées. Le thème du sacerdoce du poète va en assurer le ciment : face au discrédit qui frappe le philosophe et l'homme de lettres du xviiie siècle, retour doit être fait à la poésie et au sacré. Le poète sera le médiateur, le révélateur d'un univers avec lequel, seul, il communique encore par sa langue analogique, ce qui en fait tout à la fois l'héritier des temps primitifs et le prophète attendu. Son sacerdoce repose donc sur une conception du symbole et une théorie des correspondances qui, en dépit des différences et des infléchissements, se maintient des premiers romantiques jusqu'à Mallarmé, marquant l'irréductible lien de l'écriture poétique et des contenus de pensée. C'est aussi ce qui fait l'écart entre l'homme de doctrine et le poète, et la raison pour laquelle c'est le ministère de ce dernier que tout le xixe siècle appelle de ses vœux. Le Temps des prophètes montre la constance de ce thème dans l'ensemble de la littérature, quels que soient sa forme et son ancrage politique, l'esthétique apparaissant comme l'unique terrain possible pour susciter la conviction d'une foi nouvelle.
Les Mages romantiques étudient le déploiement du thème de la mission du poète chez les trois premiers grands romantiques – Lamartine, Vigny, Hugo. Paul Bénichou montre dans leurs œuvres l'alliance toujours maintenue entre le sacerdoce inspiré et l'attachement à la communication. Mais l'éloquence et la profondeur des vues suffisent-elles à autoriser un pouvoir spirituel ? Hugo l'a cru, il a pu proclamer des valeurs auxquelles notre époque continue d'adhérer ; il reste, en ce sens, notre contemporain. Cependant, avec la génération suivante (Sainte-Beuve, Nodier, Musset, Nerval, Gautier), celle qui fait l'objet de L'École du désenchantement, l'amertume l'emporte et le sacerdoce s'inverse, le pessimisme concernant tout autant l'idéal poétique que les perspectives politiques. Toujours souverain, le poète maudit l'est désormais dans la solitude, et l'on conçoit que Mallarmé puisse représenter l'ultime accomplissement de cette tendance, le point où la parole confine au silence et se livre dans une obscurité qui maintient le public à distance. Selon Mallarmé analyse l'exacerbation de ce qui a constitué le point de[...]
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Écrit par
- Françoise COBLENCE : professeur émérite, université de Picardie-Jules-Verne
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