BOWLES PAUL (1910-1999)
Dans les dernières pages de son autobiographie, Without Stopping, parue en 1972 (Mémoires d'un nomade, 1994), Paul Bowles livrait sa philosophie de la vie : « Dans mon histoire, il n'y a pas de victoires spectaculaires, tout simplement parce que je n'ai pas eu à lutter. Je me suis accroché et j'ai attendu. » Longtemps attendue, la mort l'aura trouvé à Tanger, la « ville magique » découverte dès 1931. Loin d'y être en marge, comme le crurent les pèlerins de la beat generation venus lui rendre hommage, il y vivait détaché, entre Orient et Occident.
Originaire de la Nouvelle-Angleterre, sa famille avait érigé l'interdit et la sublimation des désirs en valeurs suprêmes. Très tôt, donc, le jeune Bowles apprit la duperie : sourire, ne rien laisser paraître de ses désaccords intérieurs, sans pour autant renoncer à n'en faire qu'à sa tête. Après des études universitaires en Virginie, et alors que sa famille vient de s'installer à New York, il embarque en 1929, sans souffler mot à personne, sur un paquebot en partance pour le Vieux Monde. C'est le début d'un long exil volontaire, entrecoupé de quelques retours au bercail. La revue transition venait de publier quelques-uns des poèmes, d'inspiration surréaliste, qu'il avait envoyés à Paris. Écrivain précoce, Bowles se destinait pourtant à la musique. Il l'étudie en compagnie d'Aaron Copland et de Virgil Thomson. Il recueille en ethnologue la musique des pays qu'il visite ; surtout, il compose d'abondance pour la scène, ce qui lui permet, tant bien que mal, de financer une existence d'infatigable globe-trotter, avant de retrouver l'écriture après 1945 : son épouse, l'écrivain Jane Auer, le convainc de publier son premier roman, The Sheltering Sky (1949, Un thé au Sahara, 1952). Jean-Paul Sartre (dont il adapte Huis Clos pour la scène new-yorkaise), Tennessee Williams (qui sut convaincre Visconti de lui confier le script de son film Senso), Christopher Isherwood, Orson Welles, Dalí, Cocteau, Leonard Bernstein, Peggy Guggenheim, Francis Bacon sont quelques-unes des grandes figures qui traversent le tourbillon que fut sa vie, mais sans que subsiste chez lui le souvenir de rencontres vraiment marquantes.
Froide, distanciée, son écriture se tient en lisière de la primitivité : le mythe, le désert et la soif d'absolu qu'il nourrit, la magie aussi. Cette primitivité, il en déplore la disparition programmée, dans un récit de voyage au titre emprunté à Edward Lear, Their Hands are Green and Their Hands are Blue (Leurs mains sont bleues, 1989), tout en travaillant à la maintenir en vie dans ses récits. Tournant résolument le dos aux États-Unis, Bowles fait du dépaysement la clé de son œuvre. Cela en fait-il encore un écrivain américain, alors qu'il cite, au premier rang de ses auteurs de prédilection, Raymond Roussel, Camus, Gide (inspirateur de l'acte gratuit, accompli par Dyar, le héros en rupture de ban de Let it Come Down, son deuxième roman paru en 1952[Après toi le déluge, 1955]), Lautréamont, Genet, Baudelaire ? Le cosmopolitisme de Bowles ne saurait masquer le lointain héritage d'un Melville, d'un E. A. Poe et de ses contes gothiques, et, surtout, l'emprise, même combattue, du puritanisme et du désir d'ascèse qu'il sécrète.
Les romans et les nouvelles de Paul Bowles auront toujours privilégié les états intermédiaires de la conscience : entre fièvre et somnolence, transe et vacuité. Vierges de toute coquetterie « exotique », ils mettent en scène la dérive spatiale et l'enfouissement au cœur des ténèbres intérieures, le voyage au bout de la nuit, la tentation du néant. Ses personnages d'Occidentaux livrés sans défense aux vertiges comme aux périls de l'ailleurs caressent, à leur corps défendant, le rêve de disparaître au désert sans laisser de traces. De[...]
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Écrit par
- Marc PORÉE : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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