CLAUDEL PAUL (1868-1955)
Plénitude de Claudel
L'homme moderne
Un poète, disait Claudel à Amrouche, « ne fait guère que développer un dessein préétabli ». Ce dessein, qui transparaît dans toute l'œuvre, n'est autre, ici, que la conquête du monde par l'homme et son intelligence. C'est lui qui fait de Claudel l'écrivain de sa génération le plus profondément ancré dans le xxe siècle, un poète pour qui la nature et l'histoire ne sont pas faites pour être subies mais domptées. « Il n'est, écrit si justement Maurice Blanchot, ni l'homme de la Renaissance, heureux d'être un moi éclatant et passager, encore moins le romantique qui se contente de désirer en vain et d'aspirer sans fruit. Il est l'homme moderne, celui qui n'est sûr que de ce qu'il touche, ne s'occupe pas de soi, mais de ce qu'il fait, ne veut pas de rêves, mais des résultats, pour qui rien ne compte que l'œuvre et la plénitude décisive de l'œuvre. »
L'homme complet
Ajoutons que cette aspiration organique à la plénitude et à la conquête n'a été possible que dans l'union intime de l'intelligence, de la foi et d'une vitalité débordante. L'explorateur littéraire de Connaissance de l'Estne conquiert pas la Chine par les armes, il la hume, il la tâte avec ses pieds, avec sa canne, avec ses yeux scrutateurs, qui ne cessent d'établir des rapports entre les formes, avec son intelligence analytique, avec sa sensualité violente qui ne cesse d'interroger la matière. Même dans sa religion, il se refuse à dissocier l'esprit de la chair, et de ce biais encore, comme le remarquait Jean Schlumberger, « il proclame l'unité de l'homme. Et puisque chacun de nous est chair, il vient en quelque sorte au devant de nous ». La grandeur de Claudel, ajoutait le critique, prouve que « notre qualité de modernes ne nous a pas enlevé ces sortes de branchies par lesquelles l'humanité respire à l'aise au fond des époques sans problèmes, dans ce qu'on appelle les âges d'or ».
La voix plurielle
L'œuvre de Claudel se présente ainsi comme une réserve d'oxygène dans laquelle on pourra puiser longtemps. Le comble est que l'euphorie qu'elle dégage n'est pas due à l'innocence ou à la facilité, mais à l'existence des ferments contradictoires laissés intacts. Claudel reprochait à Mallarmé d'avoir voulu, par artifice, réduire l'irréductible et de s'être ainsi stérilisé. Peu de temps avant de mourir, il écrivait encore de celui qui fut son maître : « Non, il ne fallait pas diviser. Il fallait garder actif le ferment intérieur, le principe de contradiction vivifiant. Ce que n'a pas fait Mallarmé. » Lui s'est bien gardé de réduire ses contradictions à l'unité. Ni la théologie ni la prière n'ont amorti la force de sa sensualité, cet adorateur d'un Dieu personnel côtoie un panthéiste pour qui le cosmos est un organisme vivant ; ce grand insociable ne rêve que communautés et urbanisme futuriste, comme en témoignent les Conversations dans le Loir-et-Cher ; ce paysan français lent et rusé est en même temps un cosmopolite, par goût autant que par métier ; ce contemplatif est aussi, comme le disait si justement Saint-John Perse, « le moins mystique des croyants » ; ce poète cosmique vit tantôt dans l'univers vibratoire et en état d'expansion continuelle de l'Art poétique, tantôt dans le monde clos et statique de « La Maison fermée ».
Mais ce sont là des ambivalences qui font du théâtre le moyen d'expression privilégié du poète, au point que, même dans sa poésie lyrique, il n'est jamais plus à son aise que lorsqu'il ose diviser les voix, dans l'ode pindarique La Muse qui est la grâce, ou La Cantate à trois voix. Quand il veut prêcher, il se caricature,[...]
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Écrit par
- Gilbert GADOFFRE : ancien professeur à l'université de Berkeley, professeur émérite à l'université de Manchester, fondateur de l'Institut collégial européen
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