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DELVAUX PAUL (1897-1994)

Le temps arrêté

Souvent, certains ont mis en cause le pouvoir de perturbation des tableaux de Paul Delvaux. Son souci de composition. son recours à des éléments antiques (nymphes et colonnes), sa technique lisse, appliquée, son goût des perspectives bien construites seraient aux antipodes du trouble, comme dans Les Grandes Sirènes (1947, Metropolitan Museum of Art, New York). Il y aurait dans ces scènes, où tout mouvement est arrêté, quelque chose de trop sage pour égarer, pour enfiévrer. Après la mort du peintre, dans Le Monde (22 juillet 1994), Philippe Dagen souligne ainsi ce calme, cette tranquillité des œuvres : « Trop bien organisés pour inquiéter, trop bien peints pour surprendre longtemps, les songes de Delvaux sont des scénographies spectaculaires et limpides. » Selon lui, « le dessin n'est ni dur ni souple et se garde de déformation, comme la couleur de tout excès. »

Dans une réflexion sur l'art de Paul Delvaux, il convient de tenir le plus grand compte de ces descriptions exactes. Mais il est possible d'en tirer des conséquences opposées à celles qui sont indiquées par ceux que ces tableaux ne passionnent guère. Si Paul Delvaux privilégie un certain néo-classicisme, c'est pour mieux figurer ses fantasmes. Comme il le déclarait : « On ne devrait jamais oublier qu'une peinture est une peinture, c'est-à-dire une autre réalité. » Volontairement, avec application, sans tapage ni déclaration d'intention, il pousse à l'extrême le pouvoir de bouleverser que possèdent quelques tableaux de la fin du xixe siècle, qualifiés d'académiques. Le lisse, le poli de la peinture évoquent un monde de miroirs froids, de vitres transparentes qui empêchent le contact sans supprimer le désir, en le maintenant inassouvi. Si les scénographies sont limpides, cette limpidité, cette clarté sont sans innocence et se situent aux antipodes de toute pureté. Il y a dans les compositions calculées de Paul Delvaux, comme, plus tard, dans celles de Pierre Klossowski, une reprise des tableaux vivants qui renvoient aux jeux de l'enfance, aux divertissements des salons mondains, mais aussi (et en même temps) aux rites familiers aux petites sociétés de libertins. Les compositions ordonnées ne sont pas nécessairement du côté de l'ordre moral et du calme des passions. « Tout s'arrange » « disposer le groupe » : de telles expressions sont fréquentes dans les récits de Sade. Et dans les romans de Sacher-Masoch, comme le souligne Gilles Deleuze (Présentation de Sacher-Masoch, 1967), apparaissent des scènes en quelque sorte « photographiques », des images réfléchies et arrêtées... Chez Paul Delvaux, les compositions calmes, la figuration de gestes immobilisés évoquent également la présence de la mort, et font parfois penser à ces habitants de Pompéi que la catastrophe a saisis lors d'un geste familier qu'ils n'ont pu achever.

Chacun des traits qui sont notés pour mettre en évidence une prétendue sagesse des œuvres de Paul Delvaux augmente en réalité l'impression d'inquiétante étrangeté, produite par les scènes. Le refus des formes monstrueuses, des couleurs discordantes rassure le « regardeur » de manière trompeuse et, insidieusement, l'introduit dans un univers de volupté froide et de mort anticipée. Comme dans Le Sommeil de Vénus (1944, Tate Gallery, Londres), la présence de ruines antiques, de nymphes et de déesses nous place en face, peut-être, de ce lien entre l'érotique et l'angoisse que Pascal Quignard (Le Sexe et l'effroi, 1994) a pu lire dans les fresques pompéiennes.

Parlant de sa conception de la femme, Paul Delvaux lui-même a déclaré : « Balancé entre la sensualité et le respect, j'ai peint des femmes qui sont une sorte de compromis entre Ève et la Vierge Marie. Elles sont vertueuses jusque dans leur impudeur. » On préférerait peut-être[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite de philosophie de l'art à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art, écrivain
  • Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis

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