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PAUL ET VIRGINIE, Jacques Henri Bernardin de Saint-Pierre Fiche de lecture

Une utopie manquée

La bonne société a assuré un triomphe à une histoire pathétique et sentimentale qui voue un grand amour à la mort, de même qu'elle a applaudi le providentialisme simplet des Études de la nature. Par la suite, la bourgeoisie postrévolutionnaire a fait de Paul et Virginie un livre de chevet pour ses adolescents. Le roman comporte pourtant la dénonciation d'une morale qui réduit la vertu à la chasteté et d'une Église qui confond la foi et le conformisme social. Il aurait pu vanter les libres amours du jeune couple, comme les poètes créoles, contemporains de Bernardin de Saint-Pierre, tels Parny ou Bertin, qui avaient mis les ressources du lyrisme au service d'un érotisme aussi ardent que le climat des îles. Il refuse pourtant de transformer la fuite des deux mères en une révolte conséquente, et de radicaliser la rupture avec la civilisation. La microsociété ne devient jamais une utopie cohérente, pas plus que l'émotion devant un esclave fugitif ne conduit à une condamnation du colonialisme. La puberté qui surprend et bouleverse Virginie est assimilée à l'ouragan catastrophique. La jeune fille qui revient à bord du Saint-Géran préfère se noyer plutôt que de se déshabiller et de s'abandonner aux bras d'un matelot qui est prêt à la sauver. La société hiérarchisée et moralisante est montrée comme néfaste, sans qu'aucune alternative crédible lui soit opposée.

On a parfois présenté le grand opéra du xixe siècle comme la « défaite des femmes », la mise en scène de l'agonie d'héroïnes, prenant en charge à travers leur corps et leur voix les contradictions de la société. En vérité, le roman des Lumières et du premier romantisme vouent à la même mort des femmes trop sensibles, trop aimantes. Manon Lescaut disparaît dans un désert américain parce que des Grieux ne sait pas choisir entre amour et tradition ; dans La Nouvelle Héloïse de J.-J. Rousseau, Julie de Wolmar tombe dans le Léman et meurt de ne pas résoudre le dilemme entre sa fidélité matrimoniale et sa passion pour Saint-Preux ; prise entre un vœu religieux et son amour terrestre, Atala, la jeune Indienne de Chateaubriand, se suicide. Mais, de même que l'opéra magnifie cette défaite par le luxe symphonique et vocal, Bernardin de Saint-Pierre accompagne son récit de descriptions chatoyantes de la nature tropicale et enrichit la langue littéraire de couleurs nouvelles, qui seront bientôt reprises et renouvelées par Chateaubriand : « Du haut de l'escarpement de la montagne pendaient des lianes semblables à des draperies flottantes, qui formaient sur les flancs des rochers de grandes courtines de verdure. Les oiseaux de mer, attirés par ces retraites paisibles, y venaient passer la nuit. Au coucher du soleil on y voyait voler le long des rivages de la mer le corbigeau et l'alouette marine, et au haut des airs la noire frégate, avec l'oiseau blanc du tropique, qui abandonnaient, ainsi que l'astre du jour, les solitudes de l'océan indien. »

Le succès du roman a été sensible dans toute la vie sociale. Nombre d'enfants ont été baptisés Paul et Virginie, nombre d'artistes ont puisé leur inspiration dans le récit. Joseph Vernet montre Paul découvrant sur la plage le corps de sa bien-aimée. Gérard, Girodet, Isabey, Laffite, Moreau le jeune et Prudhon ont conjugué leurs talents pour illustrer la somptueuse édition de 1806. Adaptations théâtrales et musicales se succèdent, dont la plus célèbre est celle de Victor Massé sur un livret de Barbier et Carré en 1876, et la moins conventionnelle celle de Radiguet en 1920.

— Michel DELON

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Écrit par

  • : professeur de littérature française à l'université de Paris-IV-Sorbonne

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Autres références

  • BERNARDIN DE SAINT-PIERRE HENRI (1737-1814)

    • Écrit par
    • 1 886 mots
    ...initiale d'apologétique ne s'est pas muée en exercice de sagesse spirituelle et de contemplation religieuse. En 1788, Bernardin de Saint-Pierre y adjoint Paul et Virginie. Le succès de cette œuvre en sera accru. Ce texte est à rapprocher de L'Arcadie dont la publication fut posthume mais que M....