FEYERABEND PAUL (1924-1994)
Né à Vienne, mobilisé dans l'armée allemande à dix-huit ans, Paul Feyerabend poursuit ses études à Londres et y refuse à vingt-neuf ans le poste d'assistant que Popper lui proposait, comme il avait refusé un peu plus tôt de devenir l'assistant de Brecht. S'il ne dit pas grand-chose de ce qui le lia à Brecht puis le détourna du théâtre, sinon son regret de n'avoir pas poursuivi dans cette voie, il s'étend en revanche plus longuement sur ses rapports avec Popper, avec qui il entretint des relations passionnelles, allant de l'admiration éperdue, selon certains de ses contemporains, au rejet empreint de ressentiment. En épistémologie, son véritable modèle, qu'il oppose souvent à la normativité qu'il juge stérile de Popper, est Ernst Mach, qu'il a lu dès l'âge de quinze ans et dont il considère l'œuvre comme authentiquement féconde puisque utile au progrès scientifique, inspirant directement Einstein, du propre aveu de celui-ci. Quant à ses références esthétiques, c'est le mouvement dada et son esprit libertaire que Feyerabend invoque, beaucoup plus que Brecht et son style militant. Il y a quelque chose de provocateur chez ce personnage un rien hétéroclite, capable de se réclamer de Mill comme de Dada et de Nietzsche comme de Mach ; quelque chose aussi du don Quichotte chez cet inlassable contempteur de mythes, donnant parfois l'impression de brûler ce qu'il avait lui-même idéalisé et adoré.
L'œuvre est en tout cas assez profondément hybride, ce qui en rend l'évaluation objective relativement malaisée. Feyerabend tient toujours, en effet, comme deux discours entrelacés : un discours de spécialiste solidement informé, un discours de généraliste passablement imprudent.
Si, même au premier niveau, strictement épistémologique, le discours est provocateur, il aurait pu rester, toutefois, clairement isolé du second, dans le style académique du Stuart Mill du livre “Des sophismes” (Système de logique) ; certaines analyses de Feyerabend sur la faiblesse de l'argumentation de Galilée reprennent d'ailleurs parfois purement et simplement, quoique implicitement, celles de Mill. Les questions que pose Feyerabend sont ici percutantes et décapantes, animées d'un évident bon sens empiriste dans la description de la science effective, dont Feyerabend n'a pas de mal à convaincre qu'elle ne progresse pas comme Popper l'expose ni comme la plupart des philosophes la reconstruisent idéalement. Exemples à l'appui, Feyerabend veut montrer que les scientifiques les plus éminents n'utilisent pas simplement la méthode poppérienne des essais et erreurs, mais que leur arsenal est à la fois beaucoup plus varié et moins idéal, à peine distinct parfois de la simple pétition de principe ou de la ruse rhétorique.
Ce que dit Feyerabend à ce niveau est discutable, parfois injuste, mais néanmoins raisonnable. Le sens du Contre la méthode est alors simplement de s'opposer au dogmatisme méthodologique et de plaider pour un pluralisme en s'appuyant sur une conception plus réaliste de la science ; Feyerabend y apparaît comme s'opposant tout spécialement à l'idée que la méthode poppérienne serait la Méthode (avec un M majuscule) ; il invoque Mill (explicitement, cette fois), à l'appui de cette méthodologie libérale. De même, Adieu la Raison (avec un R majuscule) doit, ici, s'entendre uniquement comme l'adieu à cette caricature de la raison qu'ont construite les positivistes (et Popper est l'un des leurs, selon Feyerabend). Le message est, là aussi, recevable, et plus d'un épistémologue pourrait accueillir avec sympathie ce plaidoyer en faveur d'une conception ouverte de la rationalité scientifique. Il pourrait penser simplement que Feyerabend aurait fait œuvre encore plus utile en examinant de façon plus rigoureuse et plus analytique[...]
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Écrit par
- Alban BOUVIER : agrégé de philosophie, docteur en sciences humaines (sociologie), maître de conférences à l'université de Paris-Sorbonne
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