FLAMAND PAUL (1909-1998)
Dans un monde de l'édition où se côtoient des entrepreneurs qui font et vendent du livre comme d'autres font et vendent du tissu ou du voyage, et des rêveurs téméraires qui, à peine publié le premier recueil du nouveau Rimbaud, font faillite, Paul Flamand aura réalisé la plus heureuse synthèse entre le songe de ceux-ci et le réalisme de ceux-là, pour faire du Seuil (avec son alter ego Jean Bardet) l'une des trois ou quatre grandes maisons françaises. Il en avait quitté la direction voici quinze ans, lors de son soixante-dixième anniversaire.
C'est en 1936 que deux jeunes gens, Flamand le Charentais et Bardet le Normand rencontrent le publiciste Henri Sjöberg, qui rêve de devenir éditeur et propose le titre du Seuil. Rue des Poitevins, près de la fontaine Saint-Michel, ils créent un petit phalanstère où, en pleine guerre, paraît Étoile au grand large, récit d'un jeune tué au combat, Guy de Larigaudie. Son succès permet au tandem Flamand-Bardet (Sjöberg les ayant quittés) de s'installer rue Jacob dès 1945. La même année, le Journal d'un prêtre-ouvrier en Allemagne, d'Henri Perrin, fait connaître la maison. En 1951, le triomphe obtenu par Le Petit Monde de Don Camillo, de Giovanni Guareschi, dont on ne saurait dire qu'il exprime l'esthétique du Seuil, lui assure au moins de quoi publier surréalistes et contestataires, dont le Sade, mon prochain de Pierre Klossowski, et les publications liées à Esprit, la revue d'Emmanuel Mounier.
Alors naissent les collections Écrivains de toujours (avec des essais de Henri Guillemin, Claude Roy, Yves Bonnefoy), Frontière ouverte, Petite planète, et affluent les jeunes écrivains en quête de liberté – Jean Cayrol, Chris Marker, Régis Debray, Roland Barthes, Philippe Sollers, Paul-André Lesort, François-Régis Bastide, Édouard Glissant, et les grands textes de Bernanos et de Margarete Buber-Neumann qui ouvrit la voie à Alexandre Soljénitsyne, auteur de l'Archipel du Goulag, édité par le Seuil en 1974.
Sous l'impulsion d'un des premiers apôtres de la rue Jacob, Francis Jeanson, la maison de Paul Flamand fut également un foyer de la mise en question de l'oppression et du colonialisme – français aussi bien qu'anglais, américain ou russe –, procès qui devait culminer avec L'Algérie hors-la-loi de Colette et Francis Jeanson, Peaux noires, masques blancs de Frantz Fanon, L'Inde devant l'orage de Tibor Mende et Mémoires d'un révolutionnaire de Victor Serge.
Mais Paul Flamand aimait trop la saveur d'un texte pour cantonner Le Seuil à un rôle de redresseur de torts historiques, ou même de médium de spiritualités diverses, comme le christianisme de Pierre Teilhard de Chardin, audacieusement enté sur les sciences de la Terre ou soumis à la raison critique de Hans Küng. Il fit tout pour que sa maison devienne le foyer ou le truchement des plus grands romanciers contemporains – Heinrich Böll et Robert Musil, Günter Grass et John Updike, Italo Calvino et Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Gabriel García Marquez et Ernesto Sabato – tandis que le domaine français s'enrichissait de romanciers tels que René Victor Pilhes, Didier Decoin, Patrick Grainville, Michel Del Castillo... En même temps, il demeurait soucieux de faire toute leur place à l'histoire, à la philosophie et aux sciences humaines.
Qui n'a pas connu Paul Flamand ne sait pas ce qu'est un gentilhomme, espèce en voie de disparition au xxe siècle. Sur une silhouette un peu ployée – il avait passé deux ans dans un sanatorium, à la fin de l'adolescence –, il portait un visage doux, de complexion pâle, animé d'un regard où se fondaient la perle et la noisette. C'était un lecteur admirable – levé chaque jour à 4 heures du matin –, qui émaillait les manuscrits de flèches douces, et en concluait la lecture de lettres[...]
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Écrit par
- Jean LACOUTURE : journaliste, écrivain
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