KLEE PAUL (1879-1940)
Rendre visible
Derrière leur simplicité apparente et leur prétendue ingénuité, les œuvres de Paul Klee recèlent une grande complexité de savoir et d'imagination. Nourries des problématiques d'avant-garde comme de culture non européenne, elles dépassent, hors de tout dogmatisme, le dilemme abstraction-représentation. Savantes, elles explorent les modes signifiants de la peinture confrontés avec ceux du langage parlé ou écrit et rivalisent de sensibilité avec l'expression musicale.
Figuration-abstraction
« Dans la grande fosse des formes gisent les ruines auxquelles on tient encore, en partie. Elles fournissent matière à l'abstraction. Marécage d'éléments faux, pour la formation de cristaux impurs » (Tagebücher, 951). Quoique solidaire d'artistes non figuratifs (au Blaue Reiter et au Bauhaus), Klee n'en préserve pas moins son autonomie conceptuelle. Lorsque sa peinture s'approche de l'inobjectif, le contrepoint de quelques signes ramène le contenu à un dialogue avec la nature qui « reste pour l'artiste condition sine qua non ». Ainsi, les structures polychromes issues des « carrés magiques » se concrétisent en Sonorité ancienne (1925) aussi bien qu'en Floraison (1934). De même, les divers agencements géométriques – trames, bandes, fugues, puzzles polygonaux, etc. – fournissent toutes sortes d'arguments scénographiques. Ce processus détermine une économie imagière, propice à l'émergence des idées latentes auxquelles le travail plastique donne corps.
Réfutant la thèse non figurative, Klee s'éloigne tout autant de la représentation servile. « L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible. » Idées et concepts trouvent dans l'image le lieu d'une épiphanie où les formes s'enchaînent selon les associations à la fois nécessaires et inattendues. Dans la forme générique du triangle, Avec le Δ brun (1915) relie la lettre grecque au delta du Nil, la pyramide égyptienne à la bosse du « vaisseau du désert ». La Machine à gazouiller (1922) mêle les couinements d'une broche à rôtir aux cris des oiseaux métalliques qui viennent s'y piéger.
Écrire et dessiner
Aux limites de l'image, l'écriture. Dès le retour de Tunisie, des pictogrammes (croix, étoiles, végétaux, etc.) pénètrent la surface peinte. Ils finiront par la recouvrir parfois d'une sorte d'« écriture d'herbe » (Une feuille du Livre de la Cité, 1928), ou se diversifieront jusqu'à contrefaire les hiéroglyphes (Légende du Nil, 1937). À partir des années 1930, un système d'idéogrammes personnels devient un mode habituel de signification dont Clef brisée ou La Mort et le Feu donnent des expressions saisissantes.
À l'inverse, l'écriture alphabétique tend à « faire image ». La lettre isolée, constituée en symbole, élide fréquemment une part de la figuration (Villa R, 1919). Les mots, acteurs ou indices, investissent tout aussi librement l'iconographie. Ils vont jusqu'à exclure tout autre monde signifiant, se constituant en « tableaux-poèmes » (D'abord surgi du gris de la nuit, 1918). Enfin, les « alphabets » de l'année 1938 délivrent l'écriture de sa convention et la restituent à l'image originelle. Ainsi, par deux démarches complémentaires, Klee vérifie qu'« écrire et dessiner sont identiques en leur fond ».
La peinture polyphonique
La peinture rejoint aussi la musique, objet de multiples représentations. Déjà, sur le plan lexical, la terminologie commune (composition, ton, gamme, harmonie, rythme, accord, fugue, etc.) fournit à Klee nombre de titres. Pastorale (1927) réussit même à conjuguer le genre littéraire aux deux précédents.
Dans ce contexte, Klee imagine une peinture polyphonique qui « surpasse la musique dans la mesure où le temporel y est davantage spatial » ([...]
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Écrit par
- Claude FRONTISI : professeur émérite des Universités, président du centre de recherche Pierre-Francastel
Classification
Médias
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