LAZARSFELD PAUL (1901-1976)
Né à Vienne, Paul Lazarsfeld est, comme Robert Merton, l'un des quatre ou cinq sociologues de sa génération qui auront le plus fortement marqué l'histoire de leur discipline.
Sa trajectoire n'est pas celle d'une carrière universitaire classique. À Vienne, il mène de front des études de Staatswissenschaft, c'est-à-dire de droit et d'économie, et de mathématiques. Pourvu d'un doctorat en mathématiques appliquées, il enseigne les mathématiques et la physique dans un Gymnasium jusqu'à l'arrivée à Vienne de deux célèbres psychologues, Karl et Charlotte Bühler, qu'il convainc de créer un centre de recherche en psychologie économique (Wirtschaftspsychologische Forschungsstelle) : il s'agit d'appliquer la psychologie à des problèmes économiques et sociaux. Ce projet, profondément novateur pour l'époque, a sa source, comme il l'a écrit dans un texte autobiographique (« An Episode in the History of Social Research ; A Memoir », in Perspectives in American History, vol. II, 1968), dans une sorte de sublimation de ses passions politiques. Militant actif dans le mouvement socialiste étudiant, il assiste à la montée du nationalisme et au repli du socialisme. « Une révolution en marche, déclare-t-il alors, a besoin d'économie (Marx), une révolution victorieuse d'ingénieurs (la Russie), une révolution vaincue de psychologie (Vienne). » Jeunesse et Emploi (Jugend und Beruf, 1931), puis Les Chômeurs de Marienthal (Die Arbeitslosen von Marienthal, 1933) traduisent cet axiome sous forme de recherche.
Un sociologue aux États-Unis
En septembre 1932, Lazarsfeld part pour les États-Unis muni de la bourse Rockefeller que lui avait value l'étude sur Marienthal. À l'expiration de sa bourse, il retourne en Europe. En 1934, le Parti socialiste d'Autriche est déclaré illégal. La plupart des membres de sa famille sont arrêtés. Il perd son poste dans l'enseignement secondaire. Seule est maintenue la vague charge de cours à l'université de Vienne qui couvrait ses activités de recherche. Il décide d'employer les dollars qui lui restent à l'achat d'un billet de troisième classe pour les États-Unis.
Grâce à la protection de Robert Lynd, l'auteur de Middletown, il réussit à transplanter à Newark puis à New York le projet qu'il avait commencé à réaliser à Vienne : créer un institut de recherche où la psychologie serait appliquée à des problèmes économiques et sociaux ; où, comme dans Marienthal, l'observation qualitative se combinerait aux méthodes statistiques, le but ultime étant de comprendre le pourquoi des actions et des décisions des agents sociaux.
Les novations intellectuelles et institutionnelles de Lazarsfeld n'ont pas été acceptées aux États-Unis sans de fortes et longues résistances. Les éloges du psychologue social Hadley Cantril sur les premières publications relatives aux communications de masse sont teintées d'une xénophobie à peine voilée. De l'expérience qu'il eut de la xénophobie et du racisme latent, Lazarsfeld devait se servir pour protéger Theodor Adorno, le sociologue de l'école de Francfort, lorsqu'il l'eut pour un temps intégré au groupe de recherche qu'il dirigeait sur les communications de masse. Maintes fois les entreprises de Lazarsfeld furent menacées. Il les sauva généralement en utilisant sa marginalité comme base stratégique pour transgresser les normes et règles admises par le milieu intellectuel américain. Finalement, on lui offrit une chaire de sociologie à l'université de Columbia. Il put alors rabattre sur le Bureau of Applied Social Research de Columbia, qui fut créé à ce moment et dont il fut nommé directeur, l'ensemble de ses entreprises de recherche. Le vieux projet viennois était réalisé. Progressivement, les instituts de recherche plus ou moins inspirés du modèle de[...]
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Écrit par
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