NIZAN PAUL (1905-1940)
Pamphlétaire, essayiste, journaliste, reporter et romancier marxiste, Nizan est, par excellence, l'écrivain-miroir des années 1930. Mais il est aussi, en dépit de sa volonté maintes fois explicitée de prétendre ne s'adresser qu'à ses seuls contemporains, un maître à penser de la jeunesse des années 1960.
Inscrit au Parti communiste dès 1927, il rompit bruyamment avec lui, en septembre 1939, à l'occasion du pacte germano-soviétique. Bien qu'il ait été tué au cours de la retraite de Dunkerque en 1940, ses livres sont retirés, à la Libération, du comptoir des Écrivains combattants : le Parti communiste répand le bruit que son ancien porte-parole n'est au fond qu'un traître qui émargeait au ministère de l'Intérieur. C'est le scandale de l'« affaire Nizan » (1946-1947).
Il faut attendre 1960 et la réédition d'Aden Arabie, précédé d'une préface remarquable de Sartre, pour voir Nizan faire une deuxième entrée triomphale dans la littérature. Il ne s'agit plus cette fois d'un succès d'estime, mais d'une réelle célébrité : Sartre a offert un héros tout neuf à ceux qui ont vingt ans.
Deux images s'imposent à nous : celle du jeune dandy tourmenté, décrit par Sartre, qui en khâgne et à l'École normale l'éblouit par son élégance insolente, ses dons intellectuels exceptionnels, le caractère étrange de ses passions, et celle du penseur et militant marxiste ayant renoncé à lui-même, qui parcourt l'Europe, sans relâche, pour dénoncer le monde capitaliste et contribuer à l'avènement de l'« homme nouveau ».
« Quiconque veut penser aujourd'hui humainement, pensera dangereusement, écrit Nizan, car toute pensée humaine met en cause l'ordre tout entier qui pèse sur nos vies. » La volonté d'analyse radicale des structures de l'Occident, le refus de ces mêmes structures au nom de la pureté révolutionnaire, l'explosion d'une révolte plus anarchiste que marxiste feront de Nizan, en 1968, l'un des maîtres à penser des contestataires des barricades.
Le pamphlétaire
Né à Tours, Nizan fait de brillantes études aux lycées Henri-IV et Louis-le-Grand, et à l'École normale supérieure où il obtient, en 1929, l'agrégation de philosophie. Les Anciens l'ont engendré, mais les Modernes l'ont éduqué et, à une solide culture classique, Nizan allie une connaissance profonde de Dada, des surréalistes et du marxisme. Fragile et généreux, il s'engage continuellement dans des revues diverses, à la recherche d'un message à donner ou à recevoir. Malgré un mal du siècle latent, qu'il partage avec Malraux, Drieu La Rochelle, Aragon et Eluard, le désir de bâtir l'obsède déjà. La solitude de l'homme, « animal séparé, bizarre être vivant qui s'est opposé à tous les autres », le hante et l'effraie. Il commence à interpréter son isolement à partir de deux pôles, dont l'un est la mort, l'autre l'écroulement de la civilisation occidentale. « Je suis perdu, pense-t-il, parce que nous sommes tous perdus. C'est une société d'hommes perdus. » Très vite, il songe alors à prendre une position politique. Un voyage à Aden, qui lui a dévoilé la société capitaliste sans fard, sera à la source de son premier pamphlet, Aden Arabie (1932). Il y dénonce avec violence la bourgeoisie, son enseignement, sa culture et sa philosophie, l'homo œconomicus, l'aliénation de l'homme par l'homme. Feu d'artifice éblouissant, son style, tour à tour lyrique, canaille ou sublime, essaie de toucher le lecteur affectivement, irrationnellement ; il sera repris plus tard par Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs. Mais ces charges de mots jetés au cœur d'une idée, en pleine argumentation, ne visent pas qu'à détruire, elles proposent[...]
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Écrit par
- Jacqueline LEINER : docteur ès lettres, professeur au département de langues romanes, université de Washington, Seattle
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