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VEYNE PAUL (1930-2022)

Une sociologie du passé

Dans son travail d’historien, après avoir sacrifié aux approches les plus techniques et érudites, dont l’étude des monuments et l’épigraphie, qui allaient nourrir sa thèse sur l’évergétisme dans l’Empire romain (éditée en 1976 sous le titre Le Pain et le Cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique), Paul Veyne se fit connaître par une approche épistémologique novatrice dans Comment on écrit l’histoire (1971), et poursuivit ces réflexions notamment dans sa leçon inaugurale au Collège de France (L’Inventaire des différences, 1976) et dans son article « L’interprétation et l’interprète » (revue Enquête, 1996). À quelle vérité accède un historien ? Tout dépend de la documentation dont il dispose et des questions qu’il lui pose, en s’appuyant sur les sciences humaines pour élaborer une sociologie du passé. Il s’agit moins de constituer un récit continu d’événements singuliers dans une période donnée que d’accéder à la conceptualisation de quelques « invariants » qui feront d’autant mieux ressortir les variations individuelles et le sens des détails. La particularité de l’historien est alors surtout de viser un « inventaire complet » des informations utiles à son sujet. Il doit comme l’anthropologue se libérer des œillères propres à sa culture : par exemple, ne pas prendre pour argent comptant les « confidences » amoureuses, alourdies d’une savante érudition, de Catulle, d’Ovide ou de Properce, car ce ne sont que conventions poétiques héritées de Callimaque (L’Élégie érotique romaine, 1983). Et gare à la surinterprétation qui postule du symbolisme religieux dans tout ce qui nous reste mystérieux : ainsi, les fresques de la villa des Mystères à Pompéi ne décrivent pas selon Veyne une initiation dionysiaque mais, simplement, moyennant quelques allégories, la vie quotidienne d’une matrone au gynécée, de ses noces à l’éducation des enfants en passant par l’exercice du culte domestique (Les Mystères du gynécée, 1998 ; La Villa des Mystères à Pompéi, 2016). Notre rationalisme lui-même est tributaire des œillères de croyances dont nous restons inconscients. Entre les dévotions sincères et des étiologies mythiques accueillies comme valides, les degrés de la croyance ne sont pas à cantonner dans les frontières d’un religieux défini d’avance (Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, 1983). Inversement, il n’y a pour Veyne aucune raison d’aborder la conversion de Constantin au christianisme comme une manœuvre opportuniste : l’événement, sincère, fut décisif à lui seul et n’était déterminé par aucune nécessité préalable (Quand notre monde est devenu chrétien, 2007).

Paul Veyne était aussi un esthète et un intellectuel. Son goût pour Virgile l’amena à publier sa propre traduction de l’Énéide (en 2016 aux Belles Lettres). Il se passionna pour le génie de René Char, qu’il fréquenta assidûment (René Char en ses poèmes, 1990). Nourri de peinture italienne et ayant parcouru maints sites archéologiques, il livra son Musée imaginaire (2010) et, aussitôt après la destruction des ruines de Palmyre par l’État islamique, son Palmyre, l’irremplaçable trésor (2015). Dans son approche de l’art, il met à nouveau en garde contre la surinterprétation et souligne le caractère le plus souvent conventionnel de l’image ainsi que la lecture ouverte qu’elle autorise.

Il y a chez Paul Veyne une manière jubilatoire de retourner les idées reçues et de renouveler les questions les plus débattues. L’histoire lui doit des visions éclairantes et toujours stimulantes, pour un public élargi. Et nous pouvons encore puiser en ses écrits et ses paroles un optimisme qui n’a pas fini de revigorer les esprits.

— Renée KOCH PIETTRE

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Écrit par

  • : directrice d'études émérite, École pratique des hautes études, Paris

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