THÉVENIN PAULE (1918-1993)
Personnage secret et discret, Paule Thévenin n'aura jamais cessé d'être au carrefour des « avant-gardes » de son temps, dans l'amitié d'œuvres aussi diverses que celles de Louis-René des Forêts et de Pierre Guyotat, de Pierre Boulez et de Jacques Derrida, ou encore de Tel quel et de Jean Genet – qu'elle avait su paradoxalement apprivoiser au point d'en devenir l'intermédiaire, l'intercesseur et, pour ainsi dire, l'imprésario au sens moral du mot. « Une sorte de Médée rieuse », selon l'image de Denis Roche, elle le fut du reste avec tous ceux qui étaient admis dans son cercle ou s'en approchaient.
Mais c'est d'Antonin Artaud que Paule Thévenin aura été le compagnon le plus extraordinaire, en vouant littéralement sa vie, dans un anonymat presque entier, à l'édition des Œuvres complètes dont le point final devait toujours reculer à mesure qu'elle avançait. Recherche jamais close des textes, des articles, des lettres, mais aussi recension des variantes d'une œuvre particulièrement in progress, rassemblement des écrits et des centaines de cahiers saturés d'encre où même le blanc des interlignes pouvait être crayonné (et qui, grâce à elle, comme c'est le cas pour beaucoup des dessins, ont pu être sauvés de la dispersion et de la spéculation). Va-et-vient entre les manuscrits, les dactylographies, les ajouts, les transformations, les ratures, déchiffrement de l'écriture qui fut bien souvent un démêlement des lettres, des néologismes voire des glossolalies, c'est-à-dire de tous les outils sonores employés par Artaud pour parvenir à retrouver le chantonnement de la langue.
Annotations innombrables, enfin, qui signalent, en parallèle au texte d'Artaud, les péripéties ou les hypothèses de son édition, notes et commentaires qui, à la faveur d'un nom, d'une initiale ou d'une date (et sans que jamais le moindre mimétisme y ait sa place), sont aussi chez Paule Thévenin rubriques encyclopédiques ou comptes rendus d'enquêtes, voire récits lapidaires, brèves chroniques, sorte de somme saint-simonienne pour peindre et narrer la contrepartie invisible et proprement biographique de la prose d'Artaud (décors, acteurs, figurants, épisodes dont la présence demeure intacte et vivante).
Au lieu des trois ou quatre volumes envisagés à la mort de l'auteur du Théâtre et son double, vingt-six tomes ont été publiés chez Gallimard, dont Histoire vécue d'Artaud Mômo, la fameuse conférence du Vieux-Colombier prononcée devant le Tout-Paris d'après guerre, et cinq ou six se trouvent en attente.
On connaît l'anecdote qu'enjolivait Henri Thomas mieux que personne. À Paule Thévenin qui, au terme de ses études de médecine, avait fait le choix de ne pas exercer et que le théâtre attirait sans la tenter suffisamment, Antonin Artaud pris à témoin aurait répondu : « Du travail ! Moi je vous en donnerai du travail... » L'entreprise a cela d'unique dans l'histoire de la littérature que le pacte noué avec Artaud de son vivant aura été tenu jusqu'au bout, pendant près d'un demi-siècle.
Dès le jour de soleil où elle vint à sa rencontre, ce jour de juin 1946 où le temps semble s'être arrêté pour elle, Paule Thévenin aura été appelée par Antonin Artaud. Elle aura suivi ce désespéré qui, irrésistiblement, lui parlait et dont elle n'a cessé d'entendre la voix. « Peu à peu, relevait-elle dans sa Lettre à un ami, il s'acquiert du texte écrit une connaissance organique, le sens vient comme de l'intérieur, un brusque déclic se produit, et tout à coup je ne suis plus désespérée, j'ai l'impression que je suis parvenue à comprendre et à lire. »
Bibliographie
P. Thévenin, Antonin Artaud, ce désespéré[...]
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Écrit par
- Gérard MORDILLAT : cinéaste, romancier
- Jérôme PRIEUR : essayiste, documentariste
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