PAUVRETÉ ET REVENUS MINIMA
La question de la pauvreté est une écharde dans la chair des sociétés riches. Comment tolérer que certains, faute de revenus suffisants, puissent manquer de l'essentiel – logement, nourriture ou vêtements – tandis que la société dans son ensemble regorge de tout ? Longtemps, on a cru que la croissance économique suffirait à régler le problème : produire davantage de richesses permettrait, pensait-on, d'en finir tôt ou tard avec la pauvreté, à la façon dont le flot, lorsqu'il monte, finit par recouvrir les îlots. C'était une illusion, car, dans une société où le revenu et les droits sociaux, pour l'essentiel, proviennent du travail et de la propriété, ceux qui sont dépourvus de l'un et de l'autre sont du même coup privés de revenus. Et, même si le droit au travail est inscrit dans la Constitution française (mais aussi dans la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948) en tant que droit fondamental de l'homme, dans la réalité, le chômage, les handicaps personnels ou tout simplement les circonstances de la vie (l'âge, par exemple, ou la nationalité) font que bon nombre de citoyens, même dans les sociétés riches, ne disposent pas de revenus personnels suffisants issus d'une activité professionnelle présente ou passée. Globalement, le flot (la richesse produite) monte, mais la pauvreté s'enkyste au sein même d'une richesse croissante.
Certes, l'aide sociale a longtemps permis de parer au plus pressé, qu'il s'agisse des bons de nourriture aux États-Unis où le premier Food Stamps Plan remonte à 1939, des bons d'achat ou de l'aide médicale gratuite accordés en France par les centres communaux d'action sociale (C.C.A.S., les anciens bureaux d'aide sociale), etc. Mais, outre le caractère stigmatisant de ces secours d'urgence –"Il faut que l'assistance ne soit point exempte de honte. C'est un aiguillon indispensable pour le bien général de la société », écrivait Malthus en 1798 dans son fameux Essai sur le principe de population –, cette réponse au coup par coup s'est révélée de plus en plus inadaptée face aux problèmes posés par le chômage de masse, par la transformation des structures sociales (la baisse de l'emploi indépendant, par exemple), et, plus généralement, par la complexification croissante de la société. L'empilage de mesures catégorielles – les bourses d'études, les aides au transport des familles, le minimum vieillesse, etc. – a permis de boucher quelques trous béants, de réparer quelques injustices insupportables, mais sans parvenir à éradiquer la pauvreté : à peine un trou bouché, plus ou moins bien, un ou plusieurs autres apparaissaient en raison des changements au sein même de la société. Ne serait-il pas plus simple alors, et beaucoup plus efficace au fond, d'instaurer un droit universel au revenu, indépendant du travail ? L'idée ne date pas d'aujourd'hui. Elle était déjà formulée par Thomas Paine en 1792 (un des rédacteurs de la Constitution américaine, devenu député du Pas-de-Calais et qui échappa de peu à la Terreur, contrairement à son ami, le marquis de Condorcet). Estimant que la civilisation « a rendu une partie des hommes plus riches, et l'autre plus pauvre qu'ils ne seraient dans leur état primitif ou naturel », Paine proposait que la société verse à chacun, à sa majorité, quinze livres sterling, puis, à partir de cinquante ans, dix livres par an à vie. Pourquoi à chacun, et pas seulement aux plus nécessiteux, ou aux plus méritants ? Pour éviter « toute odieuse distinction », précisait-il.
Plus de deux siècles après, le débat est toujours d'actualité. Il l'est même plus que jamais : non seulement parce que deux siècles de croissance économique n'ont pas fait disparaître la pauvreté dans les[...]
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Écrit par
- Denis CLERC
: conseiller de la rédaction du journal
Alternatives économiques
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