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PAYS DE NEIGE, Kawabata Yasunari Fiche de lecture

Une écriture du regard

Pays de neige est un roman à bien des égards énigmatique : non seulement la conclusion laisse dans l'incertitude la plus absolue l'avenir des personnages, mais en outre la réalité des liens qui unissent Komako, Yōko et Yukio reste parfaitement obscure. D'ailleurs, la liaison de Shimamura et de Komako intrigue elle aussi : entre la passion froide de l'homme, et les revirements imprévisibles de la femme, passe le souffle du « vain effort », de la vanité de toutes choses en ce monde. Les dialogues sont allusifs, frôlent l'incohérence, et l'ivresse de la jeune femme n'en est pas toujours la cause. Les personnages ne se comprennent pas, et le narrateur n'offre aucune explication. Seule la surface visible des événements est décrite.

C'est précisément à ce niveau que le roman présente une densité extrême, à travers le réseau des images filées qui y est tissé. Dès l'abord se met en place un dispositif spéculaire, avec le reflet de l'œil de Yōko dans la vitre du train, sur fond de paysage nocturne : « En lui-même, l'œil que voyait Shimamura revêtait une beauté étrange, mais il feignit pourtant la langueur ennuyée du voyage, approcha son visage comme pour regarder le paysage du soir par la fenêtre et essuya la buée sur toute la surface. » Ensuite ce seront des scènes au miroir, sous différents angles, qui exaltent la beauté fraîche de la jeune Komako, avec, pour arrière-plan, les étendues étincelantes de la neige. La complexité des tableaux laisse entrevoir qu'il ne s'agit pas là seulement d'un univers visuel, mais bien d'une véritable vision du monde qui fait exister les êtres en fonction du regard qui les crée.

Si le regard est primordial, le toucher et l'ouïe le complètent en apportant une sensualité, un érotisme d'autant plus prégnants qu'ils restent allusifs. Surtout, la cohérence de l'ensemble provient d'un principe appliqué systématiquement : c'est toujours le fragment, la partie, le détail qui est traité et qui occupe un instant le devant du tableau. Le regard s'arrête, y compris sur des scènes fugitives : proche du dénouement, le ralenti sur la chute finale de Yōko recèle une densité exceptionnelle, en raison même de la contradiction narrative qu'il apporte à la vitesse de l'action.

Pays de neige s'inspire sans aucun doute des engagements de la jeunesse de Kawabata, lorsqu'il était, autour des années 1925, le chantre du « mouvement des nouvelles sensations » (shinkankaku-ha), sous influence surréaliste. Mais l'expérimentation a cédé la place à une élaboration sophistiquée et efficace, qui porte cet hymne à la beauté éphémère, celle de la nature à travers les saisons, celle des femmes à travers les passions. Le sujet vise à l'universel, même si le décor renvoie à la spécificité japonaise. Cette articulation fonde la réussite du roman.

— Cécile SAKAI

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Écrit par

  • : docteure habilitée à diriger des recherches, professeure émérite, université Paris Cité

Classification

Autres références

  • KAWABATA YASUNARI (1899-1972)

    • Écrit par
    • 1 256 mots
    • 1 média
    Ensuite vient la période de la genèse et de la prépublication de son roman le plus connu : Pays de neige (Yukiguni, 1935-1948). Ce monument de la sensibilité littéraire, dont l'élaboration s'est poursuivie durant treize ans, étonne par sa dimension relativement modeste (deux cent cinquante pages)...