PÉCHÉ ORIGINEL
Signification actuelle de la doctrine
La notion de péché, à plus forte raison de péché originel, apparaît à de nombreux contemporains comme une illégitime flétrissure théologique de la vie. Nietzsche a su, avec la plus grande violence, en démasquer la source perverse dans la Généalogie de la morale : « Avec la moralisation des concepts de dette et de devoir [...] les hommes devront se retourner contre le « créancier », le principe de l'espèce humaine, l'ancêtre, dorénavant affligé d'anathème (« Adam », « péché originel », « privation du libre arbitre ») [...] jusqu'à ce que nous nous trouvions tout d'un coup devant le paradoxal, le terrible expédient grâce auquel l'humanité martyrisée a trouvé un soulagement temporaire, coup de génie du christianisme : Dieu lui-même s'offrant en sacrifice pour payer la dette de l'homme ! » Autant dire que le péché originel apparaît à beaucoup comme une scène primitive, fantasmatique et obsédante, destinée à rendre indispensable le recours à la grâce divine, voire aux pénitences infligées par des prêtres et aux sacrements administrés par eux. On conçoit que, dans ces conditions, cette doctrine théologique apparaisse comme étant le fardeau héréditaire dont il faut libérer l'humanité pour la rendre libre et heureuse, à tout le moins émancipée et responsable devant elle-même. Depuis au moins trois siècles, la culture moderne s'emploie à reléguer le péché originel parmi les archaïsmes encombrants et malfaisants.
Il convient alors d'observer ce que devient l'humanité purgée de la confession du péché originel, si « originel » ne veut pas dire chronologiquement archaïque, mais ontologiquement universel, selon le passage du Psaume 14 repris par saint Paul dans l'Épître aux Romains : « Il n'y a pas de juste, pas même un seul. Il n'y a pas d'homme sensé, pas un qui cherche Dieu. Ils sont tous dévoyés, ensemble pervertis, pas un qui fasse le bien, pas même un seul » (III, 10-11). Sans péché, mais évidemment pas sans expérience du mal, commis et subi, l'homme moderne a eu recours à trois conduites possibles. La première consiste à reporter le mal sur un autre que soi, un autre qui en est le coupable unique et, par conséquent, le bouc émissaire légitime du châtiment. Ici, la suppression de l'universalité du péché aboutit à un manichéisme dénonciateur. C'est au moment où la confession du péché originel a disparu que se sont développés les inquisitions séculières et les terrorismes idéologiques. L'homme peut aussi proclamer, à l'inverse, l'innocence universelle, mais il est remarquable que cela prélude généralement à l'irresponsabilité de chacun et souvent au malheur de tous. Car l'innocence actuelle est encore bien plus une fiction que la connaissance et la reconnaissance du péché originel. Faisant justement l'objet de la confession passionnée de Nietzsche, elle paraît relever plus de l'ordre du désir que de celui du réel. Elle est elle-même une revanche idéologique contre l'emprise théologique, mais elle n'est pas un constat aisé à généraliser, en un siècle où l'homme s'est révélé à un tel point capable de calomnier, de torturer et d'exterminer. C'est pourquoi c'est la troisième conduite qui est la plus commune à l'homme moderne et qui rejoint étrangement celle de l'homme de l'antiquité, une conduite antérieure à toute l'histoire biblique de la création, du péché et du pardon : le destin a remplacé le péché originel, comme véritable clef inconnue de notre situation d'êtres jetés dans le monde. C'est le destin, et non pas la liberté, qui est le grand bénéficiaire idéologique de la suppression du péché théologique. Adam est remplacé d'abord par Prométhée, parfois par Dionysos et le plus souvent par Sisyphe. Il n'est donc pas certain que la suppression du péché universel ait rendu l'homme plus fort, plus[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- André-Marie DUBARLE : ancien professeur d'exégèse biblique au couvent dominicain du Saulchoir
- André DUMAS
: pasteur, président du journal
Réforme
Classification
Médias
Autres références
-
AUGUSTINISME
- Écrit par Michel MESLIN et Jeannine QUILLET
- 5 572 mots
-
BAPTÊME
- Écrit par Louis-Marie CHAUVET et Jean DANIÉLOU
- 3 440 mots
- 1 média
...Celle-ci surgit du fait que, dans la pratique, le rituel du baptême « pour la rémission des péchés » était le même pour les enfants que pour les adultes. C'est cette question de la rémission des péchés appliquée à des êtres non capables de péchés personnels qui est alors venue au premier plan, pour aboutir,... -
CHESTOV LÉON (1866-1938)
- Écrit par Marie-Madeleine DAVY
- 1 104 mots
Le récit de la Genèse revêt aux yeux de Chestov une très grande importance : ce qu'il nomme le mythe de la faute originelle pèse sur l'homme d'un poids inéluctable. Il ne s'agit point d'une désobéissance à l'égard de Dieu, mais d'un choix, celui du savoir, et par là même d'un renoncement à la liberté... -
DÉSIR (notions de base)
- Écrit par Philippe GRANAROLO
- 3 094 mots
...d’Hippone (354-430) et des Pères de l’Église, les théologiens vont ajouter une dimension démoniaque au désir, le rendant en particulier responsable du péché originel qui nous a éloignés du divin et condamnés à une vie misérable. Il faut remarquer que même un philosophe tel que Descartes (1596-1650),... - Afficher les 18 références