PÉDAGOGIE Pédagogie et pouvoir
La pédagogie et les pouvoirs
En fait, le pouvoir pédagogique n'est un « bien vacant » dans aucune société ; il est toujours déjà approprié, soit de manière monopolistique, soit de manière concurrentielle, par un ou des pouvoirs sociaux : classes, groupes, institutions, État. Le pouvoir de prédisposer les individus à agir d'une manière déterminée est nécessairement un enjeu disputé entre les différentes forces sociales qui tendent même, dans les sociétés occidentales, à élaborer des stratégies de plus en plus conscientes pour se l'approprier : les intérêts pédagogiques des différents groupes ou classes ne sont en effet pas moins antagonistes que leurs intérêts économiques ou politiques ; c'est du moins ce que tend à considérer la sociologie actuelle qui ne se donne plus, comme l'avait fait l'école fonctionnaliste, le postulat, perpétuellement démenti dans les faits, du fonctionnement harmonieux du système social.
Les contrôles visibles : pressions et concurrences
Un groupe social qui se trouve en position de déterminer, directement ou indirectement, les fins et les moyens de l'action pédagogique (contenu des programmes et organisation de l'enseignement) détient de ce fait un pouvoir multiforme sur les individus qui subissent cette action pédagogique. On comprend pourquoi le contrôle des institutions éducatives a été, tout au long de leur histoire, l'objet de luttes et de compromis entre appareils politiques concurrents (luttes entre la papauté et les princes autour des universités médiévales), entre associations religieuses (concurrence entre ordres chrétiens ou entre sectes bouddhiques), entre États et Églises (batailles autour du monopole et de la liberté d'enseignement, querelles de la laïcisation : cléricalisme contre anti-cléricalisme en France, Kulturkampf en Allemagne ou révolution kémaliste en Turquie), comme entre groupes de pression liés à des fractions différentes de la classe dominante (bourgeoisie moderniste contre bourgeoisie traditionaliste) ou exprimant les intérêts de catégories opposées au sein même de l'appareil universitaire (batailles autour du latin, de l'enseignement moderne ou technique, des concours, du tronc commun, etc.). On comprend aussi les limites auxquelles se heurtent, à plus ou moins brève échéance, les tentatives de remise en question de l'ordre social ou culturel que des réformateurs ou des protestataires réussissent parfois à développer au sein d'un système éducatif ou sur ses marges : le rappel à l'ordre n'est jamais bien long à intervenir, qu'il se manifeste sous la forme de l'intervention de l'autorité politique, d'une sanction de la hiérarchie universitaire ou de la dissuasion par l'isolement social et idéologique. Contrairement à une vue optimiste, les expériences pilotes ne détiennent pas un pouvoir propre de propagation : Robin a pu l'apprendre à ses dépens à l'orphelinat de Cempuis (L'Éducation intégrale, 1880-1894) comme Ferrer à Barcelone (École moderne, puis Ligue pour l'éducation rationnelle, 1901-1909) ; d'autres encore, comme Célestin Freinet en France, ont fait l'expérience d'une forme plus subtile de défense, celle par laquelle le système scolaire réussit à désamorcer une nouveauté en l'adoptant et en la diffusant sous une forme atténuée ou, en quelque sorte, aseptisée (L'Imprimerie à l'école). Enfin, le rappel à l'ordre des marginaux et des francs-tireurs est peut-être plus facile et plus efficace que jamais dans les sociétés modernes, où le travail et l'organisation pédagogiques dépendent presque toujours du soutien financier de l'ordre institutionnel ou social, que les novateurs prétendent remettre en cause : le mythe contestataire d'une université critique trouve là son impossibilité[...]
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Écrit par
- Jean-Claude PASSERON : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences socialesdirecteur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
Classification
Média
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