Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

PÉDAGOGIE Pédagogie et pouvoir

Article modifié le

L'autorité pédagogique

Toutefois, la solidarité de fait entre l'ordre établi et les différentes actions pédagogiques qui s'exercent dans une société est-elle indépassable ? Ne peut-on concevoir une pédagogie socialement neutre, ou même une pédagogie subversive ? On ne peut répondre à ces questions sans regarder de plus près le problème des conditions sociales requises pour qu'un acte d'enseignement – fût-il le moins autoritaire – exerce son effet propre. Qu'est-ce qu'enseigner ? C'est, assurément, réussir une transformation de l'enseigné qui doit bien tirer de quelque part sa force d'imposition et de rémanence : y a-t-il donc dans les choses enseignées un élément qui les impose (force de la vérité ou contrainte biologique) ou bien s'imposent-elles parce qu'elles sont enseignées, c'est-à-dire transmises dans une situation de force derrière laquelle se profile toute la force de la société ?

La pédagogie et les rapports de forces

On ne saurait tirer argument des apprentissages qui peuvent s'appuyer sur la nécessité biologique – car il n'est guère besoin de pédagogie pour apprendre aux enfants que le feu brûle –, ni de l'enseignement des connaissances qui tiennent leur force de persuasion de la nécessité logique – puisque, même dans ce cas, la force intrinsèque de la vérité mathématique ne suffit pas à dispenser d'une pédagogie des mathématiques, si on veut les inculquer avec succès. En fait, la plus grande part de ce qui est objet de pédagogie dans les sociétés humaines peut être considérée comme arbitraire, en ce sens que la plupart des messages pédagogiques ne recèlent pas en eux-mêmes une force biologique ou logique susceptible d'expliquer qu'ils parviennent à s'imposer à l'esprit des récepteurs au point de leur sembler « naturels ». On peut donc parler d'un arbitraire pédagogique dans un sens analogue à celui où Saussure parlait d'arbitraire linguistique : il est impossible en effet de déduire des caractéristiques intrinsèques d'un message culturel les chances qu'il a de s'imposer à un public, abstraction faite du statut social de l'émetteur et des récepteurs et, plus généralement, des caractéristiques sociales de la situation où s'opère la communication pédagogique. Apparemment, il n'y a aucune différence entre le silence d'un maître du zen et le silence d'un idiot de village – puisque dans les deux cas le contenu informatif du message est réduit à rien ; toute la différence, à quoi tient l'effet pédagogique de l'enseignement par le silence, réside dans les statuts respectifs du maître et du disciple, c'est-à-dire dans une relation sociale faite de respect préétabli et de crainte magique. Qu'il s'agisse de la relation entre parents ou adultes et enfants, entre professeurs et élèves ou entre un maître de sagesse et ses disciples, la relation pédagogique suppose toujours une relation sociale dissymétrique, c'est-à-dire un rapport de forces plus ou moins implicite. La dissymétrie peut tenir à la signification et à la force sociales attachées soit à l'âge soit à la position occupée dans une institution ou dans toute sorte de hiérarchie, mais le pouvoir d'enseigner repose dans tous les cas sur un pouvoir social, et cela reste vrai des pédagogies les plus libérales, y compris les pédagogies non directives. Parents, enseignants, éducateurs et prédicateurs n'ont en définitive pouvoir d'influencer que parce qu'ils ont la société – ou au moins un groupe social – derrière eux. La contre-épreuve en est fournie par les situations de crise (scolaire, religieuse, politique) où l'on voit que le pouvoir d'influencer pédagogiquement ne survit pas aux conditions sociales qui lui permettaient de s'exercer. En ce sens, et à parler rigoureusement, il n'y a pas de pédagogie libertaire, c'est-à-dire de relation pédagogique d'où l'autorité serait complètement absente : l'exemple de la relation psychanalytique suffirait à montrer qu'il n'est pas besoin d'être autoritaire pour détenir une autorité. Les recherches de R. Lippitt et R. K. Whyte, que l'on invoque souvent à propos de la distinction entre le leadership démocratique et le leadership autoritaire des groupes, montrent seulement qu'il est plusieurs manières d'exercer une influence pédagogique et que la productivité de ces différentes pédagogies est fonction des types d'autorité les plus habituels dans la société où s'opère l'expérience.

La légitimité pédagogique

Le rapport de forces nécessaire à l'instauration d'une relation pédagogique présente cependant une particularité : il ne peut produire d'effet pédagogique qu'à condition de ne pas apparaître comme tel. On observe communément que l'étalage de la force par l'éducateur rend impossible la domination proprement pédagogique, alors que l'ostentation de la force ne rend pas impossible la domination politique, au contraire. La relation pédagogique ne saurait donc sans risque d'autodestruction laisser voir les pouvoirs sociaux auxquels elle doit en dernière analyse sa force et, encore moins, s'armer d'une force ouverte de répression. En d'autres termes, l'influence pédagogique suppose que ceux qui la subissent croient à la légitimité des émetteurs et des messages pédagogiques : ainsi, dans le cas de l'éducation familiale comme de l'éducation scolaire, la reconnaissance de la légitimité d'une instance pédagogique n'est pas autre chose que la méconnaissance du caractère social de l'autorité dont elle est dotée. Mais dire que les représentations de légitimité expriment une illusion sociologique ne revient pas à dire que l'effet en soit illusoire : plus encore que dans le domaine politique, en matière de culture, la croyance en la légitimité d'un pouvoir fait l'essentiel de ce pouvoir. Max Weber avait déjà esquissé une classification des pédagogies observables à travers l'histoire qui repose sur une typologie des légitimités pédagogiques. Il distinguait :

– la formation spécialisée d'experts, telle que l'assure une institution organisée bureaucratiquement ; l'enseignant tient ici son autorité légitime de l'institution qui lui procure le cadre où l'affirmer, en même temps qu'elle définit les limites de sa compétence ;

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

– l'initiation, comme procédure visant à activer ou à attester un « don » ou une « vocation » supposés préexistants, telle qu'on l'observe dans des confréries de magiciens ou dans des sociétés militaires pour l'éducation du guerrier et, pourrait-on ajouter, dans les initiations littéraires ou artistiques au sein de cénacles ; le maître doit ici son pouvoir à la légitimité charismatique dont il dispose ;

– la préparation à un style de vie, telle que l'ont conçue les pédagogies de « l'homme cultivé » ; le maître ou le groupe éducateur doivent ici leur autorité légitime à la tradition et à l'ancienneté des normes qu'ils transmettent, plus souvent implicitement qu'explicitement.

On voit que ce qui distingue ces trois types de légitimité peut se comprendre à partir de l'organisation sociale qui supporte et explique l'influence pédagogique : dans le premier cas, la force propre aux institutions réglées, dans le second, la force qu'un individu tient d'un système de relations personnalisées, dans le troisième, la force de la tradition culturelle avec toutes les continuités sociales qui la redoublent.

— Jean-Claude PASSERON

Accédez à l'intégralité de nos articles

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences socialesdirecteur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales

Classification

Média

École britannique - crédits : Henry Guttmann/ Getty Images

École britannique

Autres références

  • ARNOLD THOMAS (1795-1842)

    • Écrit par
    • 366 mots

    Éducateur britannique, headmaster (directeur) de la célèbre public school de Rugby, Thomas Arnold exerça une forte influence sur l'éducation privée en Angleterre. Il était le père du poète et critique Matthew Arnold.

    Né le 13 juin 1795 à East Cowes, sur l'île de Wight, Thomas Arnold fait...

  • ASCHAM ROGER (1515-1568)

    • Écrit par
    • 386 mots

    Humaniste anglais du meilleur ton, qui gaspillait parfois son temps à jouer aux dés et qui assistait à des combats de coqs, Ascham était cependant un grave personnage et un grand érudit. Fort en langues classiques dès son admission à St. John's College (Cambridge), il y devint bientôt professeur...

  • ASHTON-WARNER SYLVIA (1908-1984)

    • Écrit par
    • 269 mots

    La pédagogue et écrivain néo-zélandaise Sylvia Ashton-Warner se fit connaître par son travail innovant consistant à adapter les méthodes traditionnelles d'enseignement de l'anglais aux besoins spécifiques des enfants maoris. Elle visait ainsi à promouvoir la paix et la communication entre deux cultures...

  • BASEDOW JOHANN BERNHARD (1724-1790)

    • Écrit par
    • 438 mots

    Le pédagogue allemand Johann Bernhard Basedow (Basedau) naît le 11 septembre 1724 à Hambourg. Très jeune, il se révolte contre la discipline de fer appliquée dans son école et fugue. Devenu domestique chez un médecin qui le presse de reprendre ses études, il entre à l'université de Leipzig en 1744....

  • Afficher les 64 références

Voir aussi