PEDRO PÁRAMO, Juan Rulfo Fiche de lecture
L'œuvre narrative de l’écrivain mexicain Juan Rulfo (1918-1986) frappe par sa brièveté : un recueil de nouvelles, Le Llano en flammes (1953) ; un roman de quelque cent trente pages, Pedro Páramo (1955) et une longue nouvelle, Le Coq d'or, auxquels on pourrait ajouter quelques textes écrits pour le cinéma. Et pourtant, beaucoup parmi les écrivains latino-américains contemporains, de José María Arguedas à Gabriel García Márquez, de João Guimarães Rosa à Carlos Fuentes, de Juan Carlos Onetti à Augusto Roa Bastos, ont reconnu que l'œuvre de Rulfo, et plus précisément Pedro Páramo, avait joué un rôle décisif dans leur approche de l'écriture et dans leur conception de la littérature.
Une histoire de fantômes
Pedro Páramo est la chronique elliptique et intense de la vie d'un cacique de village décédé, réélaborée à travers les ragots, les souvenirs, les chuchotements – le livre devait s'intituler primitivement Les Murmures – recueillis par Juan Preciado, un de ses fils naturels. Le récit est divisé en séquences brèves, séparées par des blancs. Sa construction non chronologique, non linéaire, nous fait passer d'un dialogue à un monologue intérieur, de la première à la troisième personne, d'un narrateur à un autre, ce qui explique qu'on ait pu proposer une version théâtrale du roman. En opposition au réalisme dominant à l'époque où il publie, Rulfo instaure une littérature du doute et de l'ambiguïté favorisant une pluralité de lectures. Tout Pedro Páramo est un concert de voix émanant de présences plus ou moins fantomatiques qui ne cessent de parler, mais qui le font de manière extrêmement laconique, en obéissant au vœu de « simplicité totale » émis par l'auteur. Peu à peu, le lecteur découvrira que ces voix proviennent du royaume des morts, et que Juan Preciado lui-même en fait partie. À la lueur de cette révélation, qui survient à peu près au milieu du roman, le temps du récit revêt une tout autre teneur.
Par bribes, la vie de Pedro Páramo remonte à la surface de la mémoire collective, portée par ce chœur de voix dolentes ou insurgées qui donne au roman la grandeur et la noblesse d'une tragédie antique. Ce potentat de village, qui a volé et tué pour s'enrichir et régner sur Comala, qui a entretenu un tueur à gages pour le protéger de ceux qui menaçaient son pouvoir et ses biens, qui s'est ensuite concilié la loi et la religion pour continuer à prospérer, verra la femme qu'il aime sombrer dans la folie et son fils préféré, une tête brûlée comme lui, se tuer dans un accident de cheval. À partir de là, le cacique affamera et détruira le village (páramo signifie « désert », en espagnol). Un de ses fils illégitimes finira par l'assassiner : « Au bout de quelques pas, il tomba, en suppliant intérieurement ; mais sans dire un seul mot. Il frappa un coup sec contre la terre et s'écroula comme si c'était un tas de pierres. » L'histoire nationale n'est pas absente de Pedro Páramo ; elle dessine en filigrane le passage d'une société féodale à une société capitaliste.
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Écrit par
- Claude FELL : professeur émérite à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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