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PEER GYNT (mise en scène É. Ruf)

Voir et rêver

En France, il fallut attendre 1981 pour que Patrice Chéreau monte la pièce dans son intégralité. Après d'autres (Stéphane Braunschweig, Sylvain Maurice, Patrick Pineau...), c'est Éric Ruf et la Comédie-Française qui ont relevé le défi en 2012. À Paris, ils ont abandonné la salle Richelieu du Palais-Royal (en travaux) pour le salon d'honneur du Grand Palais, métamorphosé en antre fabuleux. Là, sur une aire de jeu semblable à une grand-route partageant le public en deux travées de gradins se faisant face, ils ont invité les spectateurs à un voyage de près de cinq heures d'enchantements, de rires et d'émotions... Cinq heures d'un théâtre populaire et direct, lyrique et farcesque, dans l'esprit des tréteaux, donnant autant à voir qu'à rêver.

Éric Ruf  - crédits : Jean-Erick Pasquier/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Éric Ruf 

Adossée à la remarquable traduction de François Regnault, la mise en scène d'Éric Ruf conduit prestissimo d'un épisode à l'autre, sur les pas du héros conquérant de chimères. Entrecoupées d'interventions d'un petit orchestre déboulant sur la scène, aux rythmes tsiganes, classiques, orientaux, rock ou baroques, les scènes se succèdent sans rupture, tour à tour graves, triviales, poétiques : fête au village, rencontre avec les Trolls, derviches tourneurs en Égypte, radeau ballotté sur les flots... Les images sont fortes, les costumes, somptueux – habits de protestants sévères, fourrures des singes délicieux du désert, robes de verdure des Trolls, voiles chatoyants pour les courtisanes orientales... Dessinés par Christian Lacroix et réalisés par les ateliers du Français sous la direction de Renato Bianchi, ils habillent une centaine de personnages, interprétés par plus d'une vingtaine d'acteurs de la Comédie-Française. Unis en une troupe soudée, ils se partagent tous les rôles, grands ou petits. Mentionnons notamment Bakary Sangaré, le forgeron terrible ; Florence Viala, l'aguichante courtisane ; Serge Bagdassarian, roi des Trolls et « eunuque » à la tessiture étonnante quand il chante ; Suliane Brahim, lumineuse Solveig à l'obstination douce, femme, sœur, protectrice, amante... Et puis surtout, dans le rôle de Ase, la vieille mère de Peer Gynt, Catherine Samie, sociétaire honoraire du Français qui reprend du service, grimpant aux échelles ou sautant sur le dos de son fils, illuminant tout l'espace de sa présence magique.

Enfin, il y a Hervé Pierre, acteur à la générosité superbe. La tête dans le ciel, les pieds ancrés dans la terre, visage rond et lunaire, cynique et fragile, emporté et usé, il est Peer Gynt, le conquérant de chimères, l'effronté farouche qui séduit et irrite, prêt à tous les arrangements avec sa conscience comme avec l'existence. Ridicule en prophète berné par les belles, odieux d'égoïsme à l'heure du danger, bouleversant lorsqu'il se réfugie dans les jupes de Solveig, revenu chez lui sans âge ni raison, il butte, au terme de sa quête folle, sur l'ultime question de l'existence et de son sens : comment exister pleinement sinon dans le cœur de celle qui vous aime ? Telle Solveig, l'abandonnée, faisant vivre Peer Gynt dans son attente, « sa foi, son espérance, son amour ». Le consolant, alors qu'il s'abandonne en son sein, par ces mots : « Rêve, mon enfant. »

— Didier MÉREUZE

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Écrit par

  • : journaliste, responsable de la rubrique théâtrale à La Croix

Classification

Média

Éric Ruf  - crédits : Jean-Erick Pasquier/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Éric Ruf