PEINDRE HORS DU MONDE, MOINES ET LETTRÉS DES DYNASTIES MING ET QING (exposition)
L’émerveillement silencieux que l’on pouvait vivre tout au long de l’exposition Peindre hors du monde, au musée Cernuschi à Paris (5 novembre 2021-6 mars 2022), était la conséquence d’un double miracle : la création et la transmission de ces œuvres des époques Ming (1368-1644) et Qing (1644-1911), puis la passion et la générosité de Ho lu-kwong (1907-2006), collectionneur de Hong Kong qui a donné toutes ses forces pour les réunir, sa famille en faisant ensuite don au musée d’Art de Hong Kong, qui a accepté d’en prêter à Paris une sélection exceptionnelle.
Une poésie des formes
La peinture créée en Chine pendant de nombreux siècles, à l’échelle d’un empire, offre des variations considérables de styles, de techniques, de thèmes, d’atmosphères. L’intelligence de l’exposition a été de renoncer à accrocher les œuvres selon une catégorisation trop rigide, pour mettre l’accent sur ce que son titre annonçait. C’est avant tout la nature qui est présentée, parfois à l’échelle d’un fruit, d’une branche en fleur, souvent dans la vision d’un vaste paysage, mais avec une présence humaine extrêmement réduite. Quelques silhouettes sur des barques minuscules, un homme au cœur d’une immense masse rocheuse, ou assis en contemplation au bord d’un cours d’eau, ou recevant un visiteur dans la paix d’une chaumière.
Cette présence humaine, modeste, nous la percevons pourtant comme porteuse d’une étonnante intensité, parce que le peintre n’a réalisé l’œuvre qu’après avoir éprouvé, en une puissance intérieure analogue, le paysage qu’il a ensuite exprimé sur la soie ou le papier. Bien sûr, cet « hors du monde » a pu être la conséquence de décisions politiques, qui écartent tel fonctionnaire lettré, le poussant à se retirer de la vie active ; mais ce « retrait », nourri aussi par l’éthique chinoise pétrie de taoïsme et de bouddhisme, est le plus souvent l’expression d’un profond amour de la nature dans les mouvements qui l’animent.
Au contraire de la perspective privilégiée par la peinture occidentale depuis la Renaissance, fondée sur les règles de l’optique et de la géométrie, et qui s’organise à partir du point de vue fixe d’un observateur, dans une immobilité à la fois « exacte » et artificielle, les Chinois privilégient une pensée qui accompagne le mouvement de la vie. Il ne s’agit pas de décrire des objets, mais de faire apparaître, de révéler la distance qui les sépare ‒ cette distance vécue par l’homme qui se déplace dans un paysage, qui, par nature, change à chaque instant. La peinture exprime ce qui a longuement été éprouvé, elle peut donc suggérer, parce que la vision de masses de brumes d’où émerge une éminence peut évoquer à chacun une expérience similaire. Il ne s’agit pas de « raisonner » l’espace, mais de le ressentir.
Et si les lettrés sont si concernés, c’est que l’écriture est un art, et que l’outil utilisé pour la calligraphie est le même que celui du peintre : un pinceau, qui parfois étale la couleur, mais qui, le plus souvent, pose à l’encre noire des traits d’épaisseur variable. Dans le pinceau, les extrémités des poils longs savent rendre toutes les subtilités, et la couronne de poils courts sert de réservoir, permettant de passer immédiatement à des lignes très épaisses. C’est donc un art de la main, mais d’une main à l’écoute à la fois du cœur et de tous les sens. La poésie est souvent directement présente, en calligraphie, sur la peinture, qui est elle-même pure poésie des formes.
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Écrit par
- Christian HECK : professeur émérite d’histoire de l’art à l’université de Lille
Classification
Média