PEINDRE HORS DU MONDE, MOINES ET LETTRÉS DES DYNASTIES MING ET QING (exposition)
Un art de méditation
La Chaumière au bord de la Yuan est peinte en 1551 par Wen Zhengming (1470-1559). Le propriétaire de ce bâtiment entouré de pins noueux présente à un visiteur assis à sa table des poèmes ou des peintures, on ne sait. Mais le sens de leur échange est donné par la double présence, sur l’autre rive, d’une part, de trois personnages immobiles sur une barque, sous un saule, de l’autre, d’un homme seul, en méditation, le regard dirigé vers un petit pont fait d’une pierre en arc de cercle. La leçon est claire : l’action et la méditation ne sont pas des activités opposées, mais se nourrissent mutuellement.
L’Éveil du dragon au printemps, de Qiu Ying (vers 1494.-vers 1552), exprime toute l’essence du moment dans lequel la nature, se réveillant après l’hiver, offre le mouvement opposé du bouillonnement des eaux de la rivière et de l’apaisement des végétaux qui voient réapparaître les jeunes feuilles. Accoudé à l’ouverture de sa loge qui donne vers les gorges, le lettré apprécie l’instant, soit pour s’en inspirer dans les textes qu’il compose, soit pour se donner le temps d’une contemplation, dans un vide intérieur qui permet de recevoir les impressions du monde et de les laisser pénétrer en elles-mêmes pour ce qu’elles sont.
Dans les Monts Huang (1700) de Daoji, dit Shitao (1641-vers 1720 ), un grand espace vide, au milieu du rouleau, sépare la puissante éminence qui se dresse, tout à gauche, à côté du poème, de deux rochers presque verticaux entre les sommets desquels un personnage – Shitao lui-même, ou l’ami qu’il invite à visiter le lieu – se tient sur un pont minuscule qui relie les deux masses grises. L’homme, sur le pont, ne peut pas « voir » la grande montagne au bout du paysage : le rocher, qui se dresse entre les deux, bouche son regard. Mais il le « voit » par les yeux de l’esprit et des sens réunis, car sa présence a été vécue, et parce qu’il « est », au-delà des lois d’une optique extérieure. La vue réelle est celle du cœur et du partage entre l’être de l’homme et l’être des formes de la vie.
Dans ces œuvres, le monde se déploie sous nos yeux. En ce sens, l’éventail n’est pas une métaphore facile, mais le signe de la capacité d’un regard ouvert à saisir dans le mouvement les différentes faces d’un lieu. Peindre n’est pas représenter ce qui se voit d’un point de vue fixe, mais faire comme onduler la séquence des visions successives d’une expérience du temps et de l’espace. Deux éventails de Zou Shilin (première moitié du xviie siècle) en sont de merveilleux exemples. Dans un même format, l’un porte la calligraphie d’un poème « Libéré de mon habit et de ma canne, je chantonne en méditant au milieu des bambous… », l’autre est un balayage qui permet à l’œil à la fois d’englober un vaste ensemble de lieux escarpés et de vallons où se nichent des cabanes, et de se fondre dans ce tout, d’abandonner son individualité d’apparence pour un retrait qui n’est pas disparition mais ouverture à la plénitude de l’être, en fusion avec les forces qui animent l’univers.
Le Poisson, de Zhu Da, dit Bada Shanren (1626-1705), qui passa l’essentiel de sa vie comme moine bouddhiste, illustre la puissance d’évocation de l’encre lorsqu’elle est, dans la même œuvre, utilisée avec différentes dilutions, et que les formes sont rendues sans traits de contours. Le poisson est ici, jusqu’à son œil, totalement vivant, immobile et pourtant vibrant dans son saut.
S’illuminant sous nos yeux, voici des lieux et des hommes extérieurement hors du monde, mais intérieurement dans la pleine vérité et la présence irradiante de toutes choses.
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Écrit par
- Christian HECK : professeur émérite d’histoire de l’art à l’université de Lille
Classification
Média