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PEINTURE MÉTAPHYSIQUE

L'autre côté du réel, ou la quatrième dimension

La peinture métaphysique ne s'accompagne pas d'une structure théorique suffisamment formulée permettant de saisir la profonde originalité des œuvres. Les différents articles publiés sous l'égide de Chirico ne soulignent pas, d'une façon satisfaisante, les mobiles du groupe. Très souvent, la lecture des toiles devient malaisée lorsque l'auteur revient sur sa création picturale pour éclairer le spectateur. Les données littéraires qu'il apporte brisent de façon considérable l'unité du travail et démasquent l'insuffisance de la « justification » idéologique. Ce n'est donc qu'à partir des tableaux qu'il est possible de dégager le sens et surtout les mécanismes ayant permis à cette peinture de conquérir une place déterminante dans l'histoire de l'art du xxe siècle.

Une des toiles les plus significatives de cette période est sans doute La Conquête du philosophe (1914) de Chirico. Elle présente le schème fondamental et résume les caractères spécifiques de la démarche métaphysique. La maîtrise du système figuratif atteinte ici n'a jamais été dépassée. L'emploi systématique d'éléments non complémentaires insérés dans une même perspective délimite un champ visuel devenant le point de référence auquel Carrà et Morandi se rapportèrent lors de leurs propres recherches. Dans ce tableau, un canon et des artichauts sont juxtaposés au premier plan. La perspective arrêtée, presque brisée, par une ligne d'horizon très haute sélectionne les éléments d'un paysage étrange composé de tours, de cheminées d'usines, des mâts d'un voilier, d'une grande horloge, d'un train. Aucun d'eux n'est destiné à entretenir un lien logique avec l'autre, lien pouvant aboutir à l'unité apparente de la représentation. Seul le travail formel relie les différents composants de la scène. Les principales notions inhérentes à la démarche de Chirico deviennent le pivot autour duquel s'organise le choix des images. Notions abstraites ; ainsi celle, présente dans toute la production, d'un temps axé tantôt uniquement sur la nostalgie du passé, tantôt sur l'immobilité du présent. Ici on a l'impression que l'éclatement de l'unité temporelle est signifié par trois phases nettement différenciées bien qu'ayant la même valeur. Le passé est symbolisé par la grande tour surmontée d'oriflammes, par les arcades et le voilier, le présent est souligné par l'horloge ou les objets périssables, le futur enfin, plus inquiétant et imprécis, est incarné par les cheminées d'usines et les éléments mécaniques. La contradiction entre l'heure indiquée à l'horloge et la forme des ombres humaines, celles des corps cachés par une colonnade, dénonce à elle seule ce refus d'unité. La nature est absente, abolie, comme elle le fut dans toute la série des œuvres métaphysiques. L'homme a déserté la toile, comme il déserta celles qui ont suivi. La figure humaine est toujours une structure absente que seuls des mannequins ou des ombres évoquent. On peut donc conclure que Chirico se situe au-delà des apparences et que la perception optique n'est plus son but. Aussi bien le tableau que son titre entraînent le spectateur dans un univers directement soumis aux lois freudiennes du travail du rêve. L'évidence d'un objet est niée, mais elle est immédiatement relayée par l'évidence d'un autre objet, suivant une chaîne dialectique savamment ordonnée. L'équilibre obtenu est des plus précaires, mais c'est dans cette précarité même que résident le pouvoir de subversion, le défi aux lois traditionnelles de la perception et la remise en question du regard.

La peinture métaphysique (et plus particulièrement l'œuvre[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire de l'art à l'université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense

Classification

Autres références

  • CARRÀ CARLO (1881-1966)

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