PÈLERINAGES & LIEUX SACRÉS
La « rencontre » sacrale
Ainsi, réalités cosmiques, geste mythique ou factuelle, imaginaires eschatologiques et tropismes collectifs de l'unité et du règne consacrent cet « extraordinaire » de l'espace qu'est le lieu sacré. À l'arrière-plan, les motivations pèlerines, ces forces diversement sacralisantes, interviennent plus ou moins consciemment. Si on les distingue ici pour les rendre manifestes, dans la réalité elles s'emmêlent et parfois se confondent jusqu'à se banaliser ou disparaître. Mais, sans elles, l'acte pèlerin demeurerait divagation ou folie ; et l'existence même du lieu sacré serait une énigme, alors que, terme du chemin pèlerin, le lieu sacré donne tout son sens à l'aventure de l'« ailleurs ». Cet ailleurs se fait ici lieu de la présence sacrale. Trois éléments essentiels concentrent en lui les forces de sacralisation. L'un est une donnée mythique fondamentale, constante à travers la diversité des cultures, de l'univers pèlerin : le lieu sacré appartient au dieu, à la présence surnaturelle, au saint qui est l'objet du culte. Si le parcours pèlerin est marche à la rencontre du Dieu présent, le lieu d'espace et de terre où celui-ci attend les masses pèlerines est son domaine propre. Cette appropriation mythique, l'Antiquité païenne et le Moyen Âge l'ont vécue comme étant l'ordre même du monde : le « jacquaire », Dante le définissait tout naturellement comme un « pèlerin, qui allait vers la maison de Mgr Saint-Jacques ». Sanctuaires et temples sont habités des puissances surnaturelles auxquelles ils sont consacrés. Tout au long de sa marche dans la ville où repose l'Imām vénéré, le pèlerin chiite scande ses pas de cette certitude : « Ô Seigneur, ce sanctuaire est le tien ! Cette demeure est la tienne. » Et qui se tromperait à reconnaître aujourd'hui, derrière l'appellation civile de « domaine de la Grotte » à Lourdes, le bien de la Vierge immaculée ?
Le « locus » sacral : ses composantes
Sur l'exemple de Lourdes apparaît d'ailleurs remarquable l'élément essentiel de la puissance sacrale du lieu sacré. Le domaine de la Grotte ne prend sa qualité d'espace « autre » que par la Grotte, cet accident chthonique où l'apparition mariale a marqué de sa présence la terre d'alentour et comme pris possession d'elle. La Grotte est le point d'espace où demeure la présence ; lieu de la présence, elle consacre l'espace sacré environnant, et c'est à elle, dans la droite ligne de leur chemin, qu'aboutissent pèlerin et pèlerinage.
Ainsi se définit, dans l'espace sacré, le locus sacral : lieu signé d'une manifestation surnaturelle, historique ou légendaire, d'une « invention » d'un objet ou d'une image sacrale, d'un épisode miraculeux ou d'un accident physique sacralisé – marqué d'un ou plusieurs tombeaux où reposent des corps saints, voire de châsses ou reliquaires –, ou bien, comme dans les grands lieux de pèlerinage de l'Inde consacrés au culte des morts, lieu où les ancêtres attendent la venue de leurs enfants pour les délivrer de l'enfer, il est le centre du culte pèlerin. Il n'est pas nécessairement au centre physique de l'espace sacré, mais le pèlerin ne s'y trompe pas : d'emblée, il marche vers lui ; et souvent, dans la vénération d'un corps saint, si le tombeau se trouve dans une chapelle latérale, l'ensemble du sanctuaire le retient peu. L'accomplissement pèlerin se réalise au locus sacral. Encore faut-il que quelque chose en lui fixe la concentration de la psyché pèlerine. C'est chose aisée avec un tombeau ou des reliques, mais qu'en est-il avec un locus fait de surnaturel, de légendaire ou de nature brute ? Ici intervient l'[...]
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Écrit par
- Alphonse DUPRONT : président d'honneur de l'université de Paris-Sorbonne, professeur émérite à la Sorbonne, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
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