PELURES D'OIGNON (G. Grass)
À la rentrée 2006, la sortie en Allemagne de Pelures d'oignon (trad. franç. de C. Porcell, Seuil, 2007) déclencha une tempête médiatique qui déferla bien au-delà des limites du monde littéraire. Soucieux de prévenir les réactions du public à la lecture de son livre, Grass en avait d'ailleurs déjà dévoilé, dans une interview publiée le 11 août dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, la révélation la plus sulfureuse : son engagement de jeunesse dans la Waffen SS.
La polémique porta immédiatement sur deux points : la responsabilité personnelle du jeune engagé de 1944 et la justification du silence gardé jusqu'en 2006 par l'écrivain célèbre, devenu une sorte d'instance morale de sa nation vis-à-vis du passé nazi, tant par les dénonciations portées à travers ses œuvres que par son action proprement politique et la multiplication de ses prises de positions radicales dans le domaine médiatique. Sur le premier point, il semble que l'opinion se soit montrée indulgente : comment condamner un garçon de quinze ans, endoctriné par la propagande nazie, qui s'engage dans la Wehrmacht en 1942, devient auxiliaire de la défense antiaérienne, puis est soumis au service du travail avant d'être incorporé sans états d'âme, le 10 novembre 1944, à l'âge de dix-sept ans, dans la 10e division blindée Frundsberg de la Waffen SS ? On constate seulement que Grass n'a été qu'un adolescent comme tant d'autres, incapable de résister à l'illusion nazie. Un des passages les plus poignants de Pelures d'oignon évoque au contraire le courage d'un jeune objecteur de conscience, baptisé « Nousnefaisonspasça » par ses camarades, car il prononce imperturbablement cette formule en laissant tomber son fusil, chaque fois qu'on veut l'obliger à tenir une arme. Ce que se reproche Grass aujourd'hui encore, c'est de n'avoir pas posé de questions, lorsque après une longue série de brimades « Nousnefaisonspasça » a disparu, très certainement dans un camp de concentration. Quant à lui-même, malgré son engagement de jeunesse, il est heureux de pouvoir affirmer dans son livre qu'il n'a jamais tiré un coup de fusil ni commis de crimes de guerre.
Le silence gardé par Grass pendant plus de soixante ans constitue une question plus épineuse, surtout si l'on se souvient de la manière ostentatoire dont il condamna en 1985 la visite rendue par le chancelier Helmut Kohl et le président Ronald Reagan au cimetière militaire de Bitburg, au motif qu'y étaient enterrés, outre des soldats américains et allemands, quarante-neuf membres de la Waffen SS. « Le fait de ne pas savoir, disait-il, ne libère pas de la responsabilité. Il est plutôt lui-même un élément à charge. » Toutefois, s'il lui a fallu attendre si longtemps pour formuler un aveu public auquel, selon son témoignage, il ne savait pas quelle forme donner, il se serait ouvert en privé de son ancienne appartenance à la Waffen SS.
Le contraste entre son passé dissimulé et son discours constamment moralisateur lui valut de virulentes attaques : on lui demanda de restituer son prix Nobel, ce à quoi s'opposa le comité du Nobel ; Lech Wałeşa réclama qu'on lui retirât son titre de citoyen d'honneur de Gdańsk, sa ville natale de Dantzig devenue polonaise, mais à la suite de la lettre de repentance adressée à la ville, il revint sur cette exigence. On alla même jusqu'à soupçonner Grass d'avoir prémédité cet aveu comme un coup médiatique pour faciliter le lancement de son livre.
Lors de sa sortie en France à l'automne de 2007, les réactions furent beaucoup moins passionnelles, ne serait-ce que parce que les Français le connaissent mieux comme écrivain brillamment doué que comme mentor politique ; cette mesure contraste avec la virulence dont avait fait preuve Bernard-Henri[...]
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Écrit par
- Julien HERVIER : professeur honoraire
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