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PENSÉE

Pensée, machines et fonctionnalisme

Tout cela peut-il être tenu comme une réfutation définitive du cartésianisme ? Jusqu'à un certain point seulement. Ce dernier s'accorde avec la psychologie du sens commun quand il traite les états mentaux comme des causes du comportement. Mais la difficulté propre au dualisme a toujours été d'expliquer l'interaction entre le mental et le physique, qu'il rend mystérieuse. Supprime-t-on le problème en soulignant, comme Wittgenstein et Ryle, que la relation entre les descriptions mentales et les descriptions physiques du comportement est seulement conceptuelle (ou « critérielle ») ? Dire, comme Ryle, que ma pensée qu'il fait beau pourrait être définie par une liste, même ouverte, de dispositions (à aller à la plage, à partir en pique-nique, etc.), c'est se heurter à l'échec notoire de toute définition behavioriste du mental : on ne peut réduire des états mentaux à du comportement que moyennant la postulation indéfinie d'autres états mentaux, à leur tour à définir. Et dire, comme Wittgenstein, que mon action d'aller à la plage est un « critère » (parmi d'autres) de ma pensée qu'il fait beau ne rend pas justice à notre intuition que cette pensée est plutôt la cause de mon action (Wittgenstein dirait ici plutôt qu'elle en est la raison et refuserait d'identifier les raisons et les causes).

Mais comment rendre compte de cette intuition sans retomber dans les difficultés de l'interactionnisme cartésien ? Le matérialisme, qui identifie les états mentaux à des états physiques, supprime le problème en ramenant toute causalité mentale à une forme de causalité physique, mais ne peut pas le résoudre, parce qu'aucune réduction de propriétés mentales à des propriétés physiques ne peut être accomplie : jusqu'à ce jour, la neurophysiologie n'a jamais pu dire quelles propriétés du cerveau ou des neurones pourraient être responsables (ou identiques à) des propriétés mentales (les neurones de l'« homme neuronal » expliquent-ils mon contenu de pensée quand je pense à ma grand-mère ?).

Les philosophes contemporains qui ont voulu échapper à ces difficultés se sont tournés vers une théorie de la pensée qu'on peut considérer, à bien des égards, comme néo-mécaniste, parce qu'elle exploite les analogies entre la pensée et les états d'une machine et traite, comme Hobbes, la pensée comme une forme de calcul. Les progrès de la technologie des ordinateurs et des sciences de l'artificiel ( intelligence artificielle [I.A.], informatique théorique) ont ici joué un rôle décisif. Le fait que ce qu'on appelait au début des « machines à penser » puissent apparemment reproduire une certaine quantité de comportements et de tâches ordinairement qualifiés comme « intelligents » (comme jouer aux échecs ou démontrer des théorèmes) a suscité à la fois l'espoir que toutes les propriétés de ce que nous appelons « penser » pourraient être un jour reproduites artificiellement, et la suggestion que le fonctionnement des ordinateurs pourrait servir de modèle théorique pour comprendre les propriétés de la pensée naturelle.

L'un des principaux fondateurs de la théorie logique des automates, Turing (1950), soutenait qu'il n'y avait aucune objection de principe à ce que les machines « pensent », pourvu qu'elles puissent imiter suffisamment de ce que nous appelons le comportement intelligent. À cela les philosophes ont opposé une série d'objections a priori. Certaines tiennent à la nature proprement logique des programmes sur lesquels sont fondés les travaux d'intelligence artificielle. Le modèle théorique des « machines logiques » est celui des « machines de Turing », qui sont des systèmes finis d'instructions pour accomplir des actions sur des suites de symboles qui sont les « entrées » de[...]

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Écrit par

  • : maître de conférences de philosophie, université de Grenoble-II et C.N.R.S

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Ryle - crédits : Hulton-Deutsch Collection/ Corbis Historical/ Getty Images

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