PENTHÉSILÉE (mise en scène J. Brochen)
C'est avec La Cagnotte, de Labiche, en 1994, que la troupe des Compagnons de jeu, fondée par Julie Brochen, avait signé son acte de naissance théâtral. Après J. P. Vincent et J. Jourdheuil, après Klaus Michael Grüber, on trouvait là ravivées les vertus subversives, antibourgeoises et si peu boulevardières de l'auteur du Chapeau de paille d'Italie. Pour sa seconde mise en scène, Julie Brochen, jeune comédienne issue du Conservatoire national de Paris, s'attaque à un monument de la littérature allemande, la Penthésiléede Heinrich von Kleist (théâtre de la Bastille), mais un monument qu'elle a pris soin de déconstruire. Le poème dramatique de Kleist s'en trouve amputé de longs passages, recomposé et réorganisé autour des trois évanouissements de Penthésilée, ces moments où la reine des Amazones (Cécile Garcia-Fogel) succombe littéralement au champion des Grecs, Achille, avant de revenir à elle, pour se donner finalement la mort.
Il en va de la pièce de Kleist comme d'une vaste métaphore. Les Amazones ne peuvent s'accoupler, afin d'assurer la pérennité de leur race née d'un viol collectif, qu'avec un guerrier qu'elles ont au préalable vaincu. La passion d'Achille et de Penthésilée, dont le combat est la condition, peut se lire comme la sublimation poétique de tout commerce entre l'homme et la femme, nourri de conflit autant que d'amour. À ceci près que tous les rôles de Penthésilée sont interprétés ici par des femmes. Les personnages d'Achille (Jeanne Balibar), d'Ulysse (Hélène Babu), et des autres chefs grecs apparaissent sous les traits féminins pas même dissimulés de leurs interprètes. Seule présence masculine, celle de quatre prisonniers muets auxquels sera confiée à l'occasion la tâche d'accompagner les chants des Amazones. Ce qui se joue dès lors dans la communauté des femmes guerrières, c'est la commémoration de leur propre institution : revenant de la bataille, les Amazones s'assemblent pour assister au récit de la violence fondatrice qui les a engendrées ; certaines ont tiré au sort des rôles masculins. L'artifice méta-théâtral retrouve ici l'une des fonctions politiques premières de l'acte dramatique, dans la mesure où le théâtre a permis, dès l'origine, à la communauté d'assister à la représentation critique d'elle-même. La forme du récit, si prégnante dans la pièce de Kleist, donne lieu à quelques inventions remarquables. Ainsi, le groupe des Grecs des scènes ii et iii rend compte de la bataille qui se déroule sous ses yeux tandis qu'il parle, l'allégresse de ses déplacements mimant ironiquement l'agitation du champ de bataille. L'un des guerriers (Marie Vialle) venu faire état des mésaventures d'Achille termine son discours au violon. Plus loin, l'euphorie laissera place au plus grand pathétique, lorsque Méroé (Marie Desgranges) contera la fin d'Achille terrassé par la meute de Penthésilée, l'agonie étant figurée cette fois par le souffle atone d'un accordéon qui expire.
Ce n'est pas exactement, pour ce qui concerne la conduite du récit, à un travail choral que se livre la troupe réunie sur scène. Car le chœur chez Kleist se voit investi d'une fonction poétique plus que dramatique. Il intervient ici non pas à des fins narratives, mais au contraire pour interrompre l'action et entonner des extraits du Combat de Tancrède et Clorinde ou des Madrigaux guerriers et amoureux de Monteverdi, dirigés avec grande précision par Françoise Rondeleux.
La longue séquence centrale de Penthésilée occupant la scène xv, celle du dialogue amoureux des deux protagonistes principaux, fait ici l'objet d'un traitement complexe et contient les enjeux esthétiques de la recherche de Julie Brochen. Le dialogue dramatique à deux voix se trouve[...]
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Écrit par
- David LESCOT : écrivain, metteur en scène, maître de conférences à l'université de Paris-X-Nanterre
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