PERCEPTION (notions de base)
La distinction entre sensation et perception a occupé une position centrale dans la psychologie contemporaine. Celle-ci, sans toujours en mesurer les implications, a vécu dans l’héritage des conceptions philosophiques qui se sont affrontées durant des siècles. Comme le remarque Martin Heidegger (1889-1976) dans Être et Temps (1927), même si l’on ne peut raisonnablement exiger des sciences humaines qu’elles attendent que les philosophes aient surmonté leurs oppositions pour développer leurs propres recherches, il n’est pas scandaleux pour autant d’amener ces sciences à reconnaître qu’elles vivent sous la dépendance des constructions philosophiques qui les ont précédées.
Pour les psychologues tels qu’Henri Piéron (1881-1964), il y a sensation « lorsque l’excitation est transmise par les fibres nerveuses, sous forme de message, jusqu’aux centres régissant la conduite globale de l’être vivant ». Ainsi, pour qu’une sensation visuelle se produise, il faut que la lumière décompose sur la rétine des substances chimiques, l’iodopsine – présente dans les cônes – et la rhodopsine – présente dans les bâtonnets. Cette décomposition déclenche un influx qui atteint les neurones du lobe occipital du cerveau. Mais il existe un seuil en deçà duquel la sensation n’est pas identifiée. On appelle « sensation subliminale » une sensation produite par une excitation inférieure à ce seuil : se produisent alors des modifications dans le cerveau sans que le sujet en soit conscient, d’où une possibilité de manipulation à propos de laquelle on a bâti des scénarios confondant parfois science et science-fiction.
Quant à la perception, toujours selon Henri Piéron, elle est « la prise de connaissance sensorielle d’événements extérieurs qui ont donné naissance à des sensations plus ou moins nombreuses et complexes ». Elle serait en quelque sorte la connaissance ou le traitement de la sensation.
Mais la sensation n’est-elle pas une abstraction, une reconstruction qui ne peut se faire qu’une fois que l’esprit a identifié la chose perçue ? On peut penser que les descriptions proposées par les philosophes empiristes tel John Locke (1632-1704) s’appliqueraient davantage aux mécanismes qui se déroulent dans les machines dotées d’intelligence artificielle qu’aux processus cérébraux. Pour qu’une intelligence artificielle puisse reconnaître avec une faible marge d’erreur un chat, il faut alimenter sa mémoire avec des dizaines de milliers d’images de chats, alors qu’il suffit à un enfant d’avoir perçu trois chats pour identifier sans se tromper n’importe quel animal de ce type. Alain (1868-1951) a sans doute raison de dénoncer « l’équivoque de la sensation pure », qui n’aurait aucune réalité en dehors des constructions des philosophes empiristes.
La « puissance de juger »
L’expérience sensible immédiate suppose réel le monde perçu. Il s’agit d’un « réalisme naïf » consistant à croire qu’il existe en dehors de nous un espace tridimensionnel correspondant à ce que nous voyons, et à l’intérieur de cet espace des objets identiques à ce que nous indiquent nos sens. Or la réflexion philosophique aussi bien que les découvertes scientifiques faites en particulier par les biologistes montrent qu’il n’en est rien. Les penseurs rationalistes, tels que Platon (env. 428-env. 347 av. J.-C.) dans l’Antiquité, ou René Descartes (1596-1650) dans les Temps modernes, ont eu beau jeu de réfuter les théories empiristes qui partageaient pour partie ce « réalisme » préscientifique.
C’est contre ces thèses que René Descartes a mené dans sa seconde Méditation métaphysique (1641) une analyse demeurée célèbre, celle du morceau de cire. Faisons fondre un morceau de cire. Au terme de cette opération, il aura perdu la totalité des qualités sensibles de forme, de couleur, d’odeur qu’il avait[...]
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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