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PERCEPTION (notions de base)

« Inventer » son monde

Le réalisme naïf que nous avons évoqué au début ne résiste ni à la philosophie ni aux sciences qui, toutes, démontrent, chacune avec ses méthodes, qu’il n’y a en dehors de nous aucune des « réalités » que nous croyons percevoir. Ce sont nos activités neuronales qui construisent le monde que nous percevons, et ce monde n’a aucune véritable correspondance en dehors de nous. Devrions-nous alors renoncer à trouver la moindre « vérité » dans nos perceptions ? Peut-être pas. Si nous considérons classiquement la vérité comme la correspondance entre nos perceptions, et plus généralement nos représentations, et le réel extérieur indépendant de nous, sans doute nous faudra-t-il juger archaïque l’idée même de vérité. Mais ne disposons-nous pas depuis les théories de Charles Darwin (1809-1882) d’une autre définition de la vérité ?

Cette autre définition avait été déjà entrevue par les philosophes du xviie siècle. Descartes considérait les messages des sens comme de précieuses informations destinées à préserver nos corps. Si la sensation de brûlure ne m’apprend rien sur ce qu’est objectivement la chaleur, elle me permet d’éviter de mettre mon corps en danger. À la suite de Descartes, Malebranche (1638-1715) reprend cette thèse en la résumant par ces mots : « Nos sens ne nous sont donnés que pour la conservation de notre corps. » La théorie darwinienne de l’évolution va plus loin en érigeant cette thèse en une nouvelle conception de la vérité : est vraie toute perception permettant à une espèce de se maintenir dans l’existence. On peut illustrer cette conception par un exemple imaginaire : si tous les singes d’une certaine espèce avaient développé une perception déformée des branches d’arbres, cette espèce n’aurait pas survécu, chaque individu s’écrasant au sol en pensant à tort saisir l’une de ces branches pour s’y accrocher.

Vue sous cet angle, la « subjectivité » de nos perceptions n’est en aucun cas un signe d’erreur. La nature permet une sorte de « miracle », celui d’autoriser chaque espèce à vivre dans ce que Jacob von Uexküll (1864-1944), l’un des pionniers de l’éthologie, dénomme son « Umwelt », son monde environnant. À la fin de Mondes animaux et monde humain (1934), l’éthologue développe l’image d’un chêne accordant aux diverses espèces qui l’habitent (renard, écureuil, pivert, fourmi, etc.) la possibilité d’y trouver chacune son « monde ». « Chaque sujet vit dans un monde où il n’y a que des réalités subjectives et où les milieux mêmes ne représentent que des réalités subjectives. » Le miracle de la nature est d'autoriser la cohabitation de ces mondes juxtaposés qui s’ignorent les uns les autres, cohabitation qui permet à Jacob von Uexküll de conclure ainsi : « Nous pouvons nous représenter tous les animaux qui animent autour de nous la nature comme enfermés dans une bulle translucide qui circonscrit leur espace visuel et dans laquelle est enfermé tout ce qui est visible au sujet. »

Nous pouvons donc considérer que toute perception est vraie, à la fois parce qu’elle permet à nos corps de se maintenir dans l’existence et parce que la subjectivité qui les caractérise n’est nullement un indice de fausseté. Les illusions et les hallucinations ne sont rien d’autre que les exceptions qui confirment la règle. La théorie darwinienne aussi bien que les expérimentations des éthologues apportent ainsi une validation inattendue à la thèse qualifiée d’« immatérialiste » du philosophe anglais George Berkeley (1685-1753) : « Être, c’est être perçu », qu’il explicite en ces termes : « Qu’une chose puisse être réellement perçue par mes sens, et qu’en même temps elle n’existe pas réellement, voilà pour moi une contradiction. »

— Philippe GRANAROLO

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Écrit par

  • : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires

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