PERCEPTION (sociologie)
Dans un ouvrage qui a révolutionné la théorie de la connaissance, Critique de la raison pure, Emmanuel Kant expose l'existence de deux formes pures de l'intuition sensible, l'espace et le temps, comme fondements a priori de la connaissance du sujet. Ces cadres formels de l'expérience, inhérents à l'esprit humain, sont la condition de possibilité de nos intuitions empiriques, la seule forme sous laquelle les objets sensibles peuvent nous apparaître. Le temps et l’espace ne sont donc pas des propriétés des choses, mais une production du sujet transcendantal, qui seul garantit la réalité objective. En étudiant des modes de classifications primitifs, Émile Durkheim et Marcel Mauss remettent en cause ceta priori ontologique de catégories immanentes aux structures mentales d'un individu pensé comme autonome. Dans un article publié en 1903, « De quelques formes primitives de classification », les deux sociologues montrent en effet la correspondance entre les formes d'organisation sociale et la logique des principes de classement. La hiérarchie entre les classes d'objets et les rapports qui les unissent découle, dans les systèmes élémentaires de représentations, des modes de regroupement social, autrement dit, des divisions spatiales entre chaque groupe social à l'intérieur d'un même espace géographique. Ce sont bien les pratiques sociales qui déterminent la genèse des catégories de perception et non l'inverse. Cette cristallisation des interactions sociales passées, objectivées comme catégories mentales, s'impose aux générations suivantes. Si la mesure unifiée du temps apparaît aujourd'hui naturelle, notamment par la médiation d'instruments – montre, horloge, calendrier, etc. – qui constituent symboliquement le temps comme un objet réel, celle-ci résulte d'un long processus de coordination des rythmes de l'activité sociale indexées à des séquences d'événements biologiques ou physiques.
Les manières de voir, de sentir ou de penser les objets du monde social sont façonnées par un ensemble d'institutions qui nous pré-existent (familiale, scolaire, professionnelle, bureaucratique, etc.) et contribuent à l'intériorisation des contraintes sociales. Ces différents lieux de socialisation participent ainsi à la perpétuation de typifications, de principes de classement, de visions et de divisions du monde social mises en œuvre dans nos opérations cognitives d'appréhension du réel, ainsi que dans nos pratiques quotidiennes. Les expériences constituées en système de dispositions – l'habitus dans la théorie de Pierre Bourdieu – produisent des schèmes de perception et d'appréciation non conscients qui sont ajustés à leurs conditions sociales de production et structurent les pratiques ultérieures. L'engagement immédiat dans un monde qui semble aller de soi entretient notre cécité relative sur les principes de sélection qui régissent notre perception. Si ces schèmes se transforment au gré des configurations historiques – les enfants sont définis aujourd’hui comme un âge spécifique alors qu'ils étaient perçus comme de petits adultes avant le xviiie siècle –, ils se différencient également, dans une société donnée, en fonction des conditions objectives d'existence des groupes sociaux. Par exemple, la perception des sensations morbides du corps est inégalement distribuée selon les classes sociales. Le degré d'attention aux symptômes morbides et l'aptitude à les décrire à un médecin dépend de la maîtrise des taxinomies médicales, et plus généralement, du mode d'acquisition d'une compétence médicale. Mais cette attention procède également des rapports que chaque classe sociale entretient au corps. Son instrumentalisation par les classes populaires comme force de travail, ainsi que l'ethos de ce groupe, tendent à inhiber[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Gauthier FRADOIS : doctorant à l'université de Paris-Ouest-Nanterre-la Défense
Classification