PERSÉPOLIS (M. Satrapi)
« Tout ce qui est élitiste, catégoriel, déclare Marjane Satrapi, nous éloigne de l'humain que nous sommes. » C'est justement pour fuir l'élitisme d'un fondamentalisme religieux et une catégorisation à la fois sociale, économique et intellectuelle, que la jeune artiste, née en 1969 à Rasht, en Iran, et titulaire d'une maîtrise de communication visuelle obtenue aux Beaux-Arts de Téhéran, a fui sa terre natale, en 1994, pour s'installer à Paris. De la capitale persane à l'Atelier des Vosges, où elle crée aujourd'hui des livres pour enfants, des bandes dessinées et des illustrations de presse, le chemin de Marjane Satrapi fut scandé par des épisodes tour à tour cocasses et dramatiques. Elle les relate en quatre ouvrages regroupés sous le titre générique Persepolis (coll. Ciboulette, L'Association, Paris, 2000-2003). Le succès de la série se mesure aux 175 000 exemplaires vendus en France, alors que la série a été publiée, en version originale française ou traduite, dans quinze pays, dont les États-Unis (où l'auteur, invitée à une convention sur la bande dessinée, ne put se rendre, faute de visa, car elle était native d'un pays appartenant à « l'axe du Mal »).
Première bande dessinée iranienne de l'histoire, comparée, avec raison, au Maus de l'Américain Art Spiegelman (1986), Persepolis est un travail fondé sur la mémoire. Mémoire personnelle et intime d'abord, celle de l'auteur ; mémoire partagée ensuite, avec les membres de sa famille ; mémoire collective enfin, celle du peuple iranien. Choisissant le mode autobiographique (« Je dois puiser très loin dans mes souvenirs et c'est parfois pénible »), l'artiste tisse le fil d'Ariane qui, de l'intime relation d'incidents privés quotidiens à l'évocation de faits plus généraux, entraîne le lecteur à la découverte d'une société iranienne éloignée de l'image qu'en a formée l'Occident, depuis la révolution islamique de 1979. Cette démarche empreinte de liberté (« Écrire, pour moi, c'est la seule façon de parler sans être interrompue ») nous révèle tels que nous sommes, pour la plupart, jugeant un peu trop vite un monde persan dont nous ignorons presque tout. « Nous sommes des gens comme vous, proteste l'auteur ! Ne croyez pas que ces événements ne se produisent que dans les pays lointains. » La lecture de Persepolis nous permet de prendre contact avec la réalité iranienne de 1979 à 1994. Dans une approche graphique épurée, jouant d'un strict noir et blanc, le trait tient à la fois de la bande dessinée contemporaine européenne et de la tradition des miniaturistes iraniens. Il permet à la jeune femme de retracer une vie mouvementée, où se mêlent la crudité objective d'événements historiques et le vécu subjectif d'une enfant qui se transforme progressivement en adulte. Au fil des pages et des quatre volumes, son évolution est ponctuée de choix et de sacrifices, de doutes et d'échecs, de déceptions, de pertes de repères – enfin, elle va d'exils psychologiques en exil géographique.
Tout commence, en 1979, par une révolution. Marjane a dix ans. Fille d'intellectuels aux penchants marxistes, directement liée au dernier représentant de la dynastie Qadjar destitué par Reza khan, le père du shah, elle voit sa famille atteinte. Son univers bascule. Le fondamentalisme religieux qui s'étend petit à petit de l'Afghanistan à la Turquie (tous pays voisins de l'ex-U.R.S.S.) régit désormais sa vie d'enfant, celle de ses proches et celle d'une nation entière. « Il y a une main derrière la montée intégriste de la fin des années 1970, dira-t-elle. Les Américains ont soutenu tout ce qui pouvait faire barrage au communisme, en particulier les acharnés religieux. » Le récit tient alors de l'approche critique défendue par Baudelaire[...]
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Écrit par
- Franck AVELINE : hstorien de la bande dessinée
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