SELLARS PETER (1957- )
Critique, parodie, transgression
Après la comédie musicale, c'est logiquement l'opéra qui l'attire et auquel il se consacre en priorité dans la seconde moitié des années 1980 : dans cette « espèce d'espoir artistique pour le théâtre », il décèle un creuset plus propice à l'accomplissement de la distanciation brechtienne et à l'exploration du monde secret des émotions. Il se tourne à égalité vers les œuvres modernes (Lighthouse de Peter Maxwell Davies en 1984, Saint François d'Assise de Messiaen en 1992, Mathis der Malerde Hindemith en 1995, Le Grand Macabre de Ligeti en 1997, L'Amour de loin de Kaija Saariaho en 2000), et vers le répertoire classique, de Mozart à Wagner en passant par Haendel (Orlando en 1982, Jules César en 1985, Theodoraen 1996). Et même quand il revient au théâtre, Peter Sellars porte ses mises en scène aux dimensions de l'opéra, tantôt en empruntant aux autres arts du spectacle (le cinéma, la danse), tantôt en élaborant un véritable paysage sonore à partir d'une partition de circonstance et/ou de l'amplification des voix.
Mais, que ce soit à l'opéra ou au théâtre, la même tactique de transposition est à l'œuvre, ou plutôt la même élaboration d'un contrepoint visuel qui, loin d'attenter à la musique et aux paroles, les sertit dans un cadre américain contemporain, à force de correspondances dont on a parfois regretté le manque de justification dramaturgique et critiqué le potentiel de distraction. Plaisir de l'anachronisme ou promesse de l'universalité ? Pour Peter Sellars, il s'agit bien moins d'assurer la survie des classiques que de les ériger en cadre de vie, comme une maison dont on aurait hérité et qu'il faudrait aménager au goût moderne, selon sa propre métaphore. Faute d'œuvrer toujours dans la collusion, les styles hétéroclites entrent en collision et, avec la multiplicité des références, offrent un prisme à la réflexion ainsi que, le plus souvent, une prise à la dénonciation. Derrière l'humour de l'inattendu et du pittoresque, la volonté de profondeur.
Ainsi, la transplantation de Così fan tutte dans un petit restaurant en bordure d'autoroute (1986), de Don Giovanni devant un immeuble délabré dans le Spanish Harlem de New York (1987) et des Noces de Figaro dans la Trump Tower sur la Cinquième Avenue (1988) réfléchit la permanence des injustices sociales. Le xviiie siècle est un alibi qui sert à parler du présent – à moins que ce ne soit le présent qui fasse comprendre l'ancrage populaire de ces œuvres au xviiie siècle : l'éclairage est réciproque. Ou bien, c'est le Périclès de Shakespeare qui est dépeint sous les traits d'un sans-abri de l'ère Reagan après qu'il a perdu sa famille et ses biens (1983), le Xerxès des Perses qui est calqué sur Saddam Hussein comme par un lien de lointaine filiation (1992). La mise en scène de la pièce d'Eschyle découvre l'envers de la guerre du Golfe, en adoptant le point de vue des vaincus et en opposant à la débauche des images partiales de C.N.N. la nudité du plateau. Une approche qui sera reprise dans Les Enfants d'Héraklès (2002), d'après Euripide. Sur le pouvoir à la fois abusif et réducteur des médias, Peter Sellars est du reste souvent revenu, non seulement sous forme parodique comme dans Tannhauser, qui avait pour toile de fond les scandales sexuels provoqués par un « télévangéliste » (1988), mais aussi de façon plus sérieusement polémique comme dans Le Marchand de Venise de Shakespeare, qu'il transposait en 1994 dans les communautés noire, hispanique et asiatique de Los Angeles pour souligner les racines économiques du racisme. Ici les émeutes de 1992, ailleurs les écoutes du Watergate (Saül de Haendel en 1981) et les aberrations de la politique du Pentagone en[...]
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Écrit par
- Frédéric MAURIN : agrégé de l'Université, maître de conférences à l'université de Caen
Classification
Média
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