WEISS PETER (1916-1982)
Né en 1916 près de Berlin, Peter Weiss fuit le nazisme avec ses parents et, après un périple de plusieurs années, s'installe en Suède en 1939. Il y demeurera jusqu'à sa mort, mais en se considérant toujours comme une sorte d'apatride involontaire, voué à l'émigration dans un monde inhabitable, dans un univers en morceaux, dont Berlin, la ville divisée, reste à ses yeux le symbole aussi fascinant que répulsif.
Ce sentiment des ruines l'accompagne depuis longtemps et imprime sa marque à ses débuts artistiques. La première exposition picturale et graphique de Peter Weiss en 1935, dans un garage londonien, sa première pièce de théâtre La Tour, montée à Stockholm en 1948, son premier récit romanesque, L'Ombre du corps du cocher, achevé en 1952 mais édité en 1960 seulement à Francfort, traduisent en visions problématiques toute une apocalypse intérieure. Et si Peter Weiss recourt volontiers aux techniques expérimentales du découpage et du collage, reprises des avant-gardes dadaïstes ou surréalistes des années vingt, c'est qu'elles répondent exactement à un certain état de dissociation intime. L'agencement plus ou moins aléatoire de fragments précis mais disparates auxquels elles aboutissent produit d'une part un effet de rébus, et d'autre part un effet de choc, propre à susciter le réveil qui dissipera les fantasmes nocturnes. Les récits biographiques succédant immédiatement à L'Ombre du corps du cocher, à savoir Adieu aux parents (1961) et Point de fuite (1962), amorcent justement la sortie du cauchemar : ce sont comme les embryons d'un roman d'apprentissage destiné à remettre sur ses pieds le « roman familial » dont parla Freud. Ainsi se dégage la voie qui mène conjointement à la réalité objective et à l'autonomie personnelle. Mais cette voie n'est pas toute tracée. Elle implique chez Peter Weiss une révolution permanente.
Au terme d'un premier parcours, Peter Weiss reconnaît l'instance politique comme l'instance déterminante qui conditionne la venue à soi et au monde. Mais chez lui, qui a une conscience aiguë du chaos dominant tant dans le domaine de l'histoire qu'au sein même de la personne, la prise de parti garde quelque chose de tendu, et même d'héroïque, sans avoir jamais rien de triomphal en tout cas. Sa stratégie résulte d'un retournement paradoxal qui consiste à faire de sa souffrance une arme. Sous cet angle, ce qu'il écrit du peintre Nemés dans ses Carnets de notes (1971-1980) rend compte assez exactement de sa propre démarche, esquissée très tôt : « Ce peintre, écrit-il, a dès ses débuts connu l'éclatement des formes de l'existence [...] ; je serais tenté d'appeler action héroïque son travail pictural, car ce qu'il entreprend revient à affronter la destruction justement avec les blessures occasionnées par l'énorme rage de détruire [...] C'est avec les morceaux, avec les éclats [...] qu'il engage le combat contre les dévastations. »
La Persécution et l'assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l'hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade (1964) ouvre la série des grandes pièces de Peter Weiss. On ose à peine déjà qualifier celle-ci de documentaire, tant est vertigineuse la complexité de son organisation : le document historique daté de 1793 interfère avec le psychodrame asilaire situé en 1808, sous l'Empire, l'un et l'autre nourrissant, à un troisième niveau, une controverse philosophique entre Marat et Sade qui interpelle presque directement le public contemporain. L'intrigue et les caractères sont dissous et laissent place au jeu des pulsions, des forces et des voix. Celui-ci se morcelle en une succession de numéros qui évoquent aussi bien le cirque que la tragédie, la pantomime que le chœur parlé : au total, un système[...]
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Écrit par
- Philippe IVERNEL : enseignant, chercheur
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