PHÉNOMÈNE
L'usage courant du français d'aujourd'hui serait de désigner par le terme de phénomène l'élément matériel d'un fait empirique. Dans cette tendance subsiste l'influence de la conception kantienne de l'Erscheinung qui situe dans le temps ou dans l'espace l'apparition de l'objet de l'expérience. Mais, dans la mesure même où cette perspective suppose la distinction entre le contenu empirique du phénomène et la construction du phénomène selon une forme a priori qui dépend de l'entendement, on voit que la référence au terme de phénomène renvoie à un problème philosophique antérieurement soulevé : celui de la correspondance entre la nature effective de l'objet empirique et l'apparence phénoménale que lui confère la perception qui s'efforce de s'en emparer. Pour étudier le concept de phénomène, il est indispensable de remonter, par-delà ces présupposés philosophiques, à l'origine scientifique ou même préscientifique du terme. Alors, on constate que le terme de phénomène a d'abord correspondu au statut que les penseurs grecs, prédécesseurs ou contemporains de Socrate, assignaient au perçu ; ensuite, au fur et à mesure que progressait la réflexion philosophique, ce modèle scientifique archaïque ainsi que le terme qui le dénommait ont servi à définir une attitude philosophique imitant l'ancienne position scientifique : alors que la physique et la physiologie anciennes tenaient le phénomène pour une réalité matérielle mixte produite par la synthèse de la lumière propre à l'objet sensible et au sens, la philosophie a, sur un plan non plus expérimental mais proprement spéculatif, posé le problème de la nature du perçu en termes de relation d'un objet et d'un sujet. Définir le concept de phénomène et mettre en relief son importance dans l'histoire de la pensée occidentale, cela revient à indiquer comment un concept scientifique archaïque a pu, au regard de la philosophie, remplir la fonction de modèle au point qu'un concept élaboré par les pythagoriciens et repris par les sophistes, par Platon et par Aristote a constitué le type selon lequel Kant a formulé le problème de la connaissance sensible sous une forme critiquée ensuite par Hegel, puis par la phénoménologie husserlienne.
La conception ancienne du phénomène
La perception sensible
Imaginons d'abord en quels termes la science archaïque, ayant à résoudre le problème de la mise en rapport d'un objet sensible, empirique et extérieur avec le sens ou la conscience interne propre à un sujet, a pu poser le problème de la perception dont la solution engageait le philosophe sur la nature de la rencontre de l'homme avec le monde. Trois hypothèses se présentaient. Ou bien l'on faisait dépendre le sentir du seul sujet, et alors le plus important dans la vision, par exemple, pouvait être pour un pythagoricien comme Alcméon (d'après Théophraste) la lumière issue de l'œil ; on sait que l'œil vivant contient un feu que ne renferme pas l'œil mort ou l'œil aveugle, et que l'œil des oiseaux de nuit illumine les objets sur lesquels se pose leur regard. À l'inverse, on pouvait concevoir, comme les épicuriens et dans une certaine mesure les cyrénaïques, que l'objet est la cause efficiente et directe de l'impression subie par le sens ; le toucher, la vue, l'ouïe, etc., seraient passivement affectés par la présence extérieure de l'objet, dont le contour, la configuration ou l'image s'impriment en l'âme par l'effet d'une impression qui intériorise cette présence. Cependant, l'une et l'autre de ces thèses ont peu d'adhérents. On trouverait dans les témoignages anciens des arguments qui permettent de penser que, d'une part, les pythagoriciens n'ont pas systématiquement professé que la perception relevât[...]
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Écrit par
- Jean-Paul DUMONT : professeur à l'université de Lille-III
Classification
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