PHÉNOMÉNOLOGIE, mathématique
Les successeurs de Husserl
L'école française fut représentée essentiellement par Albert Lautman (1908-1944) et Jean Cavaillès (1903-1944) dans le « moment 1940 », puis par Jean-Toussaint Desanti (1914-2002) dans ce qu'on peut appeler le « moment 1968 ». Tous ont repris l'idée du caractère intentionnel de l'objet, qui répond en quelque sorte à l'éternelle question du platonisme (faut-il poser une subsistance idéale externe de la réalité mathématique ?) en faisant de l'objet une projection de l'esprit et de la pratique humaine, mais en lui conférant une autonomie et une universalité suffisante à l'horizon de nos actes de visée. Chez Cavaillès et plus encore chez Lautman, cela dit, la problématique de l'historicité de la mathématique tend à passer au premier plan à partir de cette orientation intentionnelle : si l'on comprend et admet qu'à tous les niveaux, la réalité mathématique est en un sens simplement celle que la mathématique se donne, et si l'on voit qu'il en résulte, au fil de l'histoire des mathématiques, une sorte de glissement permanent des notions et des objets, comment interpréter néanmoins la nécessité et la continuité avec soi de la mathématique dans son développement ? Cavaillès répond par l'idée d'une contrainte résidant à la fois dans les problèmes mathématiques et dans les « gestes » prenant en charge les signes. Lautman répond en renvoyant à l'éternelle productivité de couples idéels dominant la mathématique (comme essence-existence ou continu-discret), dont il expose la faculté de s'actualiser dans les théories effectives en termes à la fois platoniciens et heideggeriens.
Desanti garde la vision centrale de type husserlien selon laquelle l'objet mathématique – comme tout objet – doit être compris comme thème intentionnel, mais il insiste plus sur l'idée que cet objet est toujours pris dans des horizons, de stratification ou de ramification, horizons déterminés par la théorisation elle-même, si du moins l'on accepte d'envisager en plus de la théorie explicite, sous son visage logico-linguistique (la « théorie 1 »), une sorte de redoublement phénoménologique en amont, fait d'anticipations, de dispositions à des actes, de perspectives (la « théorie 2 »). Il est ainsi conduit à une vision de l'intentionnalité soutenant les « idéalités mathématiques » qui privilégie les actes du mathématicien et leurs mises en séquences temporelles. Desanti prolonge aussi la méditation sur l'historicité des mathématiques : ce qu'il souligne, c'est à la fois la possibilité pour la mathématique ultérieure de réactiver les théories sédimentées du passé, et de s'en couper, de les débrancher pour vivre une nouvelle vie au-delà.
Le point de vue phénoménologique sur la mathématique ne s'est pas seulement perpétué grâce aux efforts des philosophes d'expression française. Hermann Weyl (1885-1955) et Oskar Becker (1889-1964) en Allemagne, avant guerre, ont suivi les pistes ouvertes par Husserl ou Martin Heidegger (1889-1976) pour parler de l'espace ou des mathématiques. Plus récemment, certains auteurs de l'aire anglophone – comme Jitendranath Mohanty (né en 1928) ou Dagfinn Føllesdal (né en 1932) – ont lu avec attention des écrits de Husserl concernant la logique et les mathématiques, et ont ensuite abordé les problèmes des disciplines formelles à la lumière d'un husserlianisme pour une part reconstruit en style analytique. De grands esprits forts et originaux, comme le mathématicien Gian-Carlo Rota (1932-1999) et les logiciens Jaakko Hintikka (né en 1929) ou Per Martin-Löf (né en 1942), sont intervenus ou interviennent en philosophie de la logique et des mathématiques en suivant une inspiration phénoménologique.
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Écrit par
- Jean-Michel SALANSKIS : professeur de philosophie des sciences, logique et épistémologie à l'université de Paris-X-Nanterre
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