ROTH PHILIP (1933-2018)
Zuckerman et ses ombres
Une digue a cédé. Une parole extravagante déferle dans le scabreux monologue célinien de « Radio Days » (1970), puis dans un pamphlet au vitriol contre Richard Nixon et son « gang » (Tricard Dixon et ses copains, 1971), accusés d'avoir fait main basse sur la Maison-Blanche et sur le pays. Se souvenant du legs démocrate de sa famille, Roth parodie jusqu'à l'absurde la tartuferie de la rhétorique républicaine. Le canevas s'élargit avec Le Grand Roman américain (1973) – épopée de la ligue des Patriotes, une glorieuse ligue de base-ball (en fait, un ramassis d'éclopés), racontée sous forme d'une anthologie burlesque de la littérature américaine, de Melville à Hemingway.
Au sortir de cette phase explosive, Roth entre dans les méandres de l'autobiographie, qui va multiplier les jeux de masques. Dans Ma Vie d'homme (1974), le romancier Peter Tarnopol esquisse, rature, reprend diverses versions de sa vie. Il y narre notamment l'histoire de son désastreux premier mariage. Il invente un personnage, Nathan Zuckerman, qui va accéder chez Roth au statut de narrateur, pour devenir un « double » fictif, à peine décalé, de « l'auteur ». Mais un « auteur » condamné depuis 1969 à vivre avec son propre « double », qui le poursuit comme son ombre : le scandaleux Carnovsky, avatar de Portnoy – pantin de papier sorti du livre pour s'incarner en démon dostoïevskien.
En 1972, Philip Roth a fait une première visite à Prague, où il se rend sur la tombe de Kafka. Il devient directeur d'une collection chez Penguin destinée à promouvoir les écrivains de l'« Autre Europe » – l'Europe centrale chère à son ami Kundera. Cette orientation européenne s'accentue en 1976 lorsqu'il rencontre Claire Bloom (née en 1931), l'actrice anglaise qui joua Ophélie et Julie au théâtre et fut la jeune héroïne de Limelight (1952) de Charlie Chaplin. Pendant quinze ans le couple va vivre en alternance à Chelsea (Londres) et dans la ferme du xviiie siècleque Philip Roth a achetée en Nouvelle-Angleterre. Le ressourcement chez Kafka, Gogol, et Bruno Schulz transparaît dans la trilogie où Nathan Zuckerman narre son autobiographie à la lisière du fantastique. Il raconte la visite rendue vingt ans plus tôt, dans la solitude de sa retraite, au vieil écrivain Lonoff : Bernard Malamud, changé en fantôme de James et de Hawthorne, ou le cauchemar au quotidien de rester l'auteur de Carnovsky. Après L'Écrivain fantôme (1979) et Zuckerman délivré (1981), La Leçon d'anatomie (1983) montre un Zuckerman quasi écorché vif, rêvant d'échapper à ces « fictions » – de devenir autre chose, obstétricien par exemple, et de donner enfin naissance à une « nouvelle vie », sans faux-semblants.
La Contrevie (1987), pourtant, approfondit la réflexion sur le double et ses jeux de miroir. Le couple dédoublé est constitué cette fois par deux frères : Nathan et son aîné Henry. Henry est le bon fils, celui qui a tout fait « comme il faut ». L'autre, Nathan, est le « sale gosse » incapable de se fixer et qui n'a pas hésité à cannibaliser l'histoire de sa famille pour l'étaler sur la place publique. Chacun des deux frères accomplit à sa manière une même extrapolation imaginaire vers un lieu – Israël pour Henry, l'Angleterre pour Nathan – où le moi ne serait pas scindé, mais intégré, sans ce fatal écart qui existe entre soi et soi.
Le tourbillon de la mascarade atteint un sommet de virtuosité dans Opération Shylock (1993) où Philip Roth, en voyage à Jérusalem au début de 1988, découvre un imposteur qui se fait passer pour lui et prêche urbi et orbi le retour à la Diaspora : « l'année prochaine à Cracovie ! » Une brillante spirale à la Nabokov fait virevolter le « moi » et son « double », chacun se dédoublant, l'un[...]
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Écrit par
- Pierre-Yves PÉTILLON : professeur de littérature américaine à l'université de Paris IV-Sorbonne et à l'École normale supérieure
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