LACOUE-LABARTHE PHILIPPE (1940-2007)
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Né en 1940, tout comme Jean-Luc Nancy, et, comme ce dernier, professeur à l'université Marc-Bloch de Strasbourg, Philippe Lacoue-Labarthe s'inscrit dans la mouvance de Jacques Derrida (à propos duquel il organisa en 1980, avec Jean-Luc Nancy, un colloque à Cerisy-la-Salle publié sous le titre Les Fins de l'homme). Aux limites de la philosophie, le questionnement serré de l'auteur conjugue et articule poétique et politique – et ce depuis ses premières recherches sur le romantisme allemand (L'Absolu littéraire, en collaboration avec Jean-Luc Nancy, 1978). Les figures tutélaires de Hölderlin et de Nietzsche (qu'il a traduits), de Martin Heidegger, de Walter Benjamin et de Jacques Derrida délimitent l'espace où va s'instaurer une œuvre, exigeante, toujours inquiète des limites imperceptibles de la modernité.
S'il est bien vrai que l'on doit la naissance moderne de la notion de littérature au premier romantisme d'Iéna (de 1798 à 1800 autour de la revue Athenäum), c'est à Hölderlin, avant tout, que Philippe Lacoue-Labarthe se réfère pour penser ce qui va se jouer par la suite. La tension entre littérature, philosophie et religion est inséparable de visions politiques du monde dont le xxe siècle aura expérimenté toutes les possibilités, jusqu'aux plus abjectes. Poétique et politique forment alors les deux grands axes d'une aventure placée sous le signe de la « déconstruction mimétique » – avec et contre Heidegger.
Que les genres se mêlent ne veut en rien dire qu'ils se confondent : la littérature – la poésie avant tout – inquiète la philosophie (et ses au-delà déconstruits à partir de Nietzsche, de Heidegger et de Derrida). De son côté, la philosophie, par la rigueur sans concession de ses mises en question des images (au moins depuis Platon), ne cesse d'être débordée par la « voix de fin silence » (Roger Laporte) poétique qu'elle cherche à rejoindre sans jamais pouvoir l'atteindre. L'écrit (de la loi, du concept) est toujours doublé par l'oralité (musicale, « phrasée ») de la littérature dont il ne peut entièrement faire l'économie. Ce n'est certainement pas un hasard si les premiers textes publiés dans la revue Le Nouveau Commerce (en 1969-1971), et rassemblés en volume en 2000, s'intitulent Phrase. Textes littéraires déjà travaillés par le différend de la voix et de la lettre, du poétique et du philosophique. Toute l'œuvre qui suivra (Le Sujet de la philosophie. Typographies 1, 1979 ; L'Imitation des modernes. Typographies 2, 1985 ; La Poésie comme expérience, 1986) ne fera que multiplier, souvent de façon fort sophistiquée, les lignes de partages ainsi expérimentées. Les notions de « présentation » (Darstellung) et d'imitation (mimesis), sans cesse reprises et « déconstruites », en proximité et distance avec les lectures de Derrida, si elles s'avèrent fondatrices de la métaphysique occidentales, contiennent aussi, par leur ambivalence, de quoi la subvertir. Cette imitation de l'inimitable, Lacoue-Labarthe la pense notamment à partir des œuvres de Diderot, Rousseau, Platon et Hölderlin.
« La déconstruction de l'esthétique est une tâche nécessaire qu'il nous revient donc encore de poursuivre, elle est restée inachevée et s'est interrompue et comme brisée sur le roc du politique. » Si le débat avec Heidegger est ici porté à un niveau qui dépasse les engagements factuels du penseur allemand en faveur du nazisme, c'est toute la modernité, issue de l'idéalisme spéculatif, de la promotion du sujet, de la naissance de la littérature et du surgissement toujours fragile du cosmopolitique, qui se trouve interrogée. Politique et esthétique entretiennent des rapports conflictuels construits dans l'ambiguïté au moment de la naissance de l'esthétique (au milieu du xviiie siècle). Hölderlin, Nietzsche, Wagner et Heidegger deviennent alors les protagonistes d'un théâtre de la pensée dont les enjeux demeurent vitaux. La Fiction du politique (1987), Musica ficta : figures de Wagner (1991), Le Mythe nazi, écrit en collaboration avec Jean-Luc Nancy (1991), Métaphrasis (1998), Poétique de l'histoire (2002), Heidegger : la politique du poème (2002) sont les titres qui jalonnent une incessante perplexité quant aux motifs de fond qui virent sombrer l'Occident (voire la notion d'humanité) dans les chambres à gaz nazies. Le retour du mythe, l'esthétisation du politique (qui culmine avec Wagner), l'effondrement des Lumières et de leurs idéaux (dont l'œuvre de J.-J. Rousseau témoigne au moment même de leur émergence), l'irrésolution du « tragique » (que Hölderlin, peut-être le seul, sut porter à son point d'intensité questionnante) forment une constellation d'interrogations sans cesse reprises. Littérature, poésie, prose, philosophie, poétique sont ainsi convoquées dans leurs entrelacements complexes qui définissent, sans les enclore, une modernité en quête de ses sources et inquiète quant à son devenir. Il ne faut donc pas s'étonner que la figure de Heidegger revienne avec insistance : penseur « déconstructeur » de la fin, du « rien », il n'aura néanmoins pas su échapper aux pièges tendus par le mythe (le national, l'authentique, le propre, l'enracinement dans un sol...) que toute sa logomachie et sa clairvoyance auraient dû lui permettre d'éviter. Ce sont ces lisières, subtiles, quasi indécidables, que l'œuvre de Philippe Lacoue-Labarthe invite à explorer, dans l'inquiétude et le bonheur d'écrire et de penser.
Philippe Lacoue-Labarthe est mort le 28 janvier 2007. La revue Lignes lui a consacré un numéro spécial en mai 2007/
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Écrit par
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