PHILOSOPHIE (notions de base)
« Sans image et sans fable »
Quelle que soit la forme adoptée, et malgré les insuffisances du poème ou de l’aphorisme, ce qui permet tout de même de qualifier de philosophes les penseurs qui se sont exprimés en Grèce à partir du vie siècle avant notre ère est bien ce recul pris par rapport aux croyances, tout particulièrement religieuses, de leurs contemporains. Tous ont œuvré au passage du mythos (les fables religieuses) au logos (le discours rationnel). Il n’y a, semble-t-il, qu’en Grèce que des hommes ont su interroger la nature en éliminant de leurs propos tous les contenus symboliques dans lesquels leurs contemporains croyaient trouver des réponses à leurs interrogations. Friedrich Nietzsche (1844-1900) l’exprime fort bien dans La Naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque (1873) : « La philosophie grecque semble commencer par cette idée absurde que l’eau serait l’origine et le sein maternel de toute chose. Y a-t-il lieu de s’y arrêter [...] Oui, et pour trois raisons : d’abord parce que c’est un axiome qui traite de l’origine des choses, ensuite parce qu’il en parle sans image et sans fable, enfin parce qu’il contient, bien qu’à l’état de chrysalide, cette idée que “tout est un” ». Construire « sans image et sans fable » des hypothèses sur la nature, sur l’origine des choses et sur leur devenir, et réunir ces hypothèses dans un discours cohérent mettant en avant l’unité du réel, serait bien le propre de la philosophie.
Par-delà les religions, le pas de côté effectué par les philosophes manifeste l’écart qu’ils parviennent à créer par rapport à toutes les convictions de leurs contemporains. Il existe donc un doute fondamental à l’origine de toute philosophie, une remise en cause de toutes les opinions : Platon pourchasse inlassablement la « doxa », c’est-à-dire les opinions reçues sans avoir été passées au crible d’un examen critique. La difficulté est ensuite de décider si, à ce doute initial, doit succéder l’élaboration de contenus posés comme « vrais », ou au contraire si le doute doit demeurer l’attitude indépassable du philosophe authentique. Toute philosophie ne serait-elle pas essentiellement sceptique ? Marcel Conche (né en 1922) répond positivement dans son essai Le Sens de la philosophie : « Il y a toujours à s’interroger, à examiner. La philosophie est cela : rechercher la vérité toujours, quoique ne la trouvant jamais. L’esprit du scepticisme ne fait qu’un avec l’esprit de la philosophie. La philosophie est sceptique dans son essence même. Scepticisme et philosophie ne font qu’un. C’est pourquoi il n’y a pas de fin de la philosophie. » Faudrait-il aller jusqu’à exclure du champ de la philosophie tous les penseurs qui ont cessé de douter pour nous proposer des réponses jugées par eux définitives, des systèmes clos n’admettant plus aucune critique ?
En Europe, au xixe siècle, la philosophie, suspectant souvent la religion de n’être qu’un ensemble de techniques de manipulation des masses, paraît s’être largement émancipée de celle-ci. De nouvelles approches, de nouveaux systèmes de pensée voient le jour, qui feront à leur tour naître des dogmes, des « idéologies ». Alors que les anciens Livres semblent disparaître du paysage, de nouveaux textes sont appelés à devenir « sacrés » pour nombre de convaincus – ainsi ceux de Karl Marx (1818-1883) et, plus tard, de Mao Zedong (1893-1976). Le fait de les critiquer – ou d’être soupçonné de le faire – au sein de certains régimes autoritaires conduira ceux qui s’y risqueront à subir une répression souvent féroce, rappelant les heures les plus sombres du dogmatisme religieux.
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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