PHILOSOPHIE (notions de base)
La question de la morale
Quand un philosophe réfléchit sur la science, on n’attend pas de lui qu’il découvre de nouvelles vérités scientifiques. Quand il se penche sur la création esthétique, on n’attend pas davantage qu’il compose une sonate ou peigne une fresque. Pourquoi en irait-il autrement dès lors qu’il s’agit de morale ? Qu’est-ce qui nous autoriserait à attendre du philosophe qui réfléchit sur la morale, autrement dit sur les principes que les hommes adoptent pour se conduire les uns avec les autres, qu’il soit créateur et nous donne des règles de conduite ? Quand nous sommes dans une pareille attente, n'est-on pas victime, d’une confusion entre philosophie (amour de la sagesse) et sagesse (possession de la sagesse) ? N’est-on pas victime de notre besoin de principes susceptibles de nous conduire au bonheur ?
Emmanuel Kant (1724-1804) a pris très au sérieux cette problématique, lui qui se posait en héritier de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), penseur attaché au fait qu’« on peut être homme sans être savant » (Émile, 1762). Il a multiplié les remarques destinées à nous faire comprendre que sa « morale » ne prétendait nullement apprendre aux hommes à bien se comporter. Kant admet avec beaucoup d’humilité que, si nous sommes dans l’illusion en supposant que nous menons nos existences suivant des principes que nous choisissons de suivre, que si nous ne sommes que des robots conditionnés ou des animaux-machines, la totalité de son édifice s’écroule. Inquiétante possibilité qu’il ne songe à aucun moment à masquer. Peut-on pour autant parler ici d’une construction philosophique arbitraire ? Loin de là. La réflexion de Kant prend appui sur un fait qui doit avoir pour dimension l’universalité. Or un tel fait existe bel et bien. Les hommes sont des animaux qui disent « je dois ». Kant donne ainsi toute sa profondeur à la thèse rousseauiste selon laquelle se trouve inscrite dans la conscience de tout homme la majesté de la loi morale. Où que ce soit sur la planète, à quelque époque qu’on se situe, on observe chez tous nos semblables la même certitude (qui est seulement un fait, et nullement la preuve de quoi que ce soit), la certitude que nous « devons » agir suivant une règle que nous nous imposons à nous-mêmes, mais à laquelle il nous est toujours possible de désobéir. Et cette liberté que je m’accorde, je l’accorde spontanément à tous mes semblables. Une fois mis en évidence ce « postulat de la liberté » qui seul donne sens à l’ensemble des perceptions morales des hommes, reste à en établir les « fondements ». Kant va alors chercher à formuler, par-delà toutes les morales effectives qui ont caractérisé les différentes cultures, un socle invariant. Il met ainsi la morale à l’abri des attaques relativistes qui se sont multipliées depuis son époque, et dont il a pressenti avec beaucoup de talent la montée en puissance.
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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