PHOTOGRAPHIE (art) L'académisme
Le réel et l'idée
L' Angleterre victorienne, pudibonde et moralisatrice, a connu une longue tradition académique. Julia Margaret Cameron (1815-1879) est beaucoup plus célèbre pour ses portraits d'une étonnante modernité que pour ses reconstitutions théâtrales de scènes historiques ou littéraires, maniérées et désuètes, et marquées par l'esthétique préraphaélite. Mais c'est un photographe suédois travaillant à Londres, Oscar Gustav Rejlander (1813-1875), et son émule Henry Peach Robinson (1830-1901) qui ont réalisé l'œuvre la plus authentiquement académique de l'histoire de la photographie, parvenant à associer l'apparence de la peinture à l'expression d'un message fortement idéologique.
En 1857, la reine Victoria achète à Rejlander un « tableau allégorique » qui s'intitule The Two Ways of Life. Cette vaste composition réunit de nombreux personnages autour d'un vénérable vieillard ouvrant la porte du monde à deux jeunes gens qui se dirigent vers deux chemins opposés : à gauche, le Vice et la Volupté qui mènent droit à la prostration, à la folie et à la mort ; à droite, la Religion, la Vertu, le Travail et la Paix. Au centre, au premier plan, pose la figure du Repentir.
Le procédé mis en œuvre pour réaliser ce tableau n'est pas indépendant du message moralisateur qu'il véhicule, en ce sens que l'idée du tableau prévaut sur sa mise en forme, de même que, pour l'éthique victorienne largement nourrie de la métaphysique d'Emmanuel Kant, l'idée morale prévaut sur sa réalisation objective. « Le temps viendra, dit Rejlander, où une œuvre sera jugée pour ses mérites et non par ses méthodes de production. » Avant d'entreprendre son œuvre, Rejlander conçoit d'abord la teneur du message. Ensuite, il dessine la composition, puis, ayant choisi les acteurs et les accessoires, il les met en scène par petits groupes qu'il photographie séparément. L'œuvre finale est ainsi composée d'une vingtaine de clichés pris en atelier, combinés entre eux lors du tirage de l'épreuve positive et cimentés enfin par la pratique systématique de la retouche. Rejlander effectue donc une double opération : d'abord, il puise dans la réalité chacune des pièces du puzzle – acteurs, costumes, accessoires, etc. ; ensuite, il recompose ces fragments disparates en une nouvelle unité synchrétique parfaitement organisée pour émettre un message explicite. Cette technique ne renie pas, comme on pourrait le croire, la spécificité de l'image photographique. Au contraire, elle utilise l'« effet de réel » inhérent à chaque fragment pour mieux souligner la fonction unificatrice de l'idée. Manipuler la photographie, la fragmenter pour la reconstituer dans un nouvel ordre artificiel équivaut en somme à manipuler la réalité et à maîtriser son désordre, travail que Rejlander assimile à celui de la morale elle-même.
La prééminence de l'idée et sa finalité idéologique (la Loi morale) sont donc la marque d'une démarche académique. Qu'on se souvienne de Gian Paolo Lomazzo, qui, en 1584, conseillait au peintre, dans le Trattato dell'arte della pittura, de s'isoler dans l'obscurité jusqu'à ce que l'image mentale du tableau lui apparaisse. Appliquée à la photographie, cette démarche permet à l'artiste non seulement d'exposer le contenu de l'idée, mais aussi de démontrer le pouvoir que cette idée exerce sur la réalité elle-même.
La photographie de Rejlander et de Robinson, ou encore celle du peintre américain Thomas Eakins, fut la première expression de la Pictorial Photography. Cette appellation, traduite de façon erronée en français par « photographie picturale », fut employée durant l'ère victorienne et même encore au début du xxe siècle. Elle recouvre[...]
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Écrit par
- Marc-Emmanuel MÉLON : professeur de communication à l'Institut supérieur des sciences sociales et pédagogiques de Marcinelle, Belgique, chargé de cours à l'université de Liège
Classification
Médias
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