PHYSIOCRATES
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La pensée économique
Dans le domaine des activités économiques, qui ne relève d'aucune morale préétablie, l'homme est en présence de quantités : l'ordre économique est un ordre de la quantité, et il semble qu'ici Quesnay se comporte en disciple du fondateur de l'« arithmétique politique », l'Anglais William Petty.
La primauté de l'agriculture
Cette conception de l'économique conduit les physiocrates, par leur thème fondamental du produit net, à « sacraliser » la terre. Seule la terre restitue aux hommes une matière plus abondante qu'elle n'en reçoit d'eux. Erreur conceptuelle dénoncée par les économistes modernes, et qui provient du fait que pour Quesnay la richesse est matière : il refuse de voir en elle la résultante de cette qualité sociale qu'est l'utilité, laquelle est fondamentale pour la spéculation économique moderne. Parce que la terre « multiplie » – puisqu'un grain de blé semé produit plusieurs autres grains de blé – elle laisse un produit net ; au contraire, les commerçants ou artisans, qui transforment la matière à eux fournie, constituent des classes « stériles » par opposition à la paysannerie, classe productrice.
Seul importe donc le produit net du sol, qu'il faut s'efforcer d'accroître au maximum ; ce produit résulte d'un « don gratuit » de la nature, encore faut-il que les hommes ne contrarient pas le jeu des lois naturelles. En accordant la primauté absolue à l'agriculture, les physiocrates sont amenés à montrer, d'une part, que la circulation du revenu net à travers les groupes sociaux anime toute vie économique, d'autre part, que la propriété foncière se trouve au cœur du droit naturel.
Médecin, Quesnay paraît avoir transposé dans le domaine économique le schéma de la circulation du sang ; il fait imprimer en 1758, un an après avoir donné à l'Encyclopédie son article « Grains », une feuille couverte de chiffres reliés par des lignes irrégulières et portant en marge un bref commentaire : c'est le célèbre Tableau économique, que les contemporains appelèrent familièrement le « zigzag ». Il s'agit là de la première tentative qui ait jamais été faite pour donner une représentation chiffrée des ajustements globaux de quantités économiques. Le Tableau fait de Quesnay le précurseur de la présentation de l'activité économique en termes de flux, liée dans les recherches actuelles à l'analyse macro-économique. Insistant sur le caractère mécanique et mathématique de sa représentation de la vie économique, Quesnay entendait montrer que celle-ci était comparable dans son fonctionnement à une machine ou, plus précisément, à un organisme vivant. Quesnay fait apparaître que le fonctionnement du circuit au cours d'une période donnée dépend des résultats obtenus au cours de la période antérieure, et, par ailleurs, classe la catégorie économique des propriétaires fonciers parmi le groupe « productif », aux côtés des paysans.
Origine divine de la propriété foncière et du despotisme éclairé
La théorie physiocratique donne à la propriété foncière le prestige qui s'attache à une institution d'origine divine. Elle serait « le moyen par lequel nous sommes destinés, comme cause seconde, à perpétuer la grande œuvre de la création et à coopérer aux vues de son auteur » (Quesnay), et troubler la jouissance des propriétaires fonciers deviendrait dès lors « un crime de lèse-majesté divine et humaine ». Les propriétaires fonciers non exploitants ont, par les avances foncières qu'ils ont fournies primitivement, mis le sol en état de produire : ils procurent régulièrement aux paysans exploitants, leurs fermiers ou métayers, des avances foncières prélevées sur les redevances qu'ils en reçoivent pour leur permettre de continuer leur effort. La rente du sol, qu'ils perçoivent chaque année, représente donc l'intérêt de ces avances. Ainsi la propriété est-elle légitimement l'assise fondamentale de tout l'ordre social, et le droit positif protecteur de la propriété prend-il ses racines dans la « nature même des choses ».
Aussi les physiocrates considèrent-ils que le droit naturel est d'abord la garantie de la propriété foncière et que le droit positif doit se borner à mettre en formules et à sanctionner les règles « évidentes » et simples du droit naturel. La meilleure forme d'organisation politique, celle qui assure l'harmonie de la société dans le respect de l'ordre naturel, ne peut être pour Quesnay et ses amis que la monarchie héréditaire, sous les espèces du « despotisme légal » : copropriétaire de tous les biens-fonds de ses sujets, le souverain a les mêmes intérêts fondamentaux qu'eux : recevant l'impôt foncier comme sa part du « produit net », il s'efforcera nécessairement de traduire dans les faits le droit naturel et, loin d'être arbitraire, son despotisme « sera le despotisme légal de l'évidence d'un ordre essentiel » selon Mercier de La Rivière.
Le despotisme éclairé est conçu à l'image de celui qui régnait sur une Chine patriarcale et idyllique, née de l'imagination des physiocrates. Dirigée par un empereur, élu du ciel et premier laboureur de son empire, elle passait pour le régime idéal, d'ailleurs paradoxalement libéral, car pour la « secte » tout gouvernement doit être « législateur », au sens originel, et non point « légisfacteur », pour ne pas troubler le jeu des mécanismes naturels par lesquels « le bien se fait tout seul ».
Le despotisme ne s'exerce qu'à l'encontre des facteurs perturbateurs de cet ordre naturel, qui s'impose par l'évidence et l'observation.
Un système « réactionnaire »
La pensée des physiocrates, normative et finaliste, présente des insuffisances, voire des tares graves.
Elle représente une négation de l' histoire : pour les physiocrates, tous les phénomènes économiques sont régis par des lois analogues aux lois physiques qui gouvernent le monde concret ; elles sont universelles, c'est-à-dire identiques en tout temps et dans tous les pays, puisqu'elles sont fondées sur les besoins physiques irréductibles de l'homme. La doctrine des physiocrates, impliquant par là un refus de l'avenir et de la notion du progrès, se présente comme « réactionnaire » au sens plein : les hommes simples, à l'état primitif, connaissaient l'évidence, alors que s'épanouissait une société agraire ; c'est le déroulement du temps, donc l'histoire, qui a entraîné la perte de la connaissance de l'ordre naturel.
Rejetant l'histoire, les physiocrates par leur analyse mettent aussi en procès l'homme dont ils prétendent assurer le bonheur ; leur argumentation en faveur du « produit net » équivaut à la dévaluation absolue du travail humain. La terre est créatrice, l'homme par lui-même ne produit rien. Les salaires apparaissent comme des frais de production qu'on ne peut esquiver, en somme un « mal nécessaire ».
Avec les physiocrates, l'idéal mercantiliste métalliste d'une grande richesse en métaux précieux s'est transformé en recherche d'un grand produit net agricole.
Une conspiration des riches
Non seulement les « lois naturelles », telles que les entendent les physiocrates, paraissent assez inhumaines et semblent, pour reprendre la formule de leur adversaire Linguet, le fruit de la « conspiration des riches contre la partie la plus nombreuse du genre humain », mais encore la vision globale du monde à partir de laquelle ces lois sont déduites prête le flanc à un procès de tendance. Ce procès (instruit par Michel Bernard) tend à démontrer que les physiocrates ont consciemment ou inconsciemment utilisé des concepts et des schémas qui ont cours dans les milieux intellectuels du temps, tels que celui de droit naturel, pour les mettre, par un détournement habile, au service de la propriété foncière et de la monarchie. Proclamant naturel un droit déclaratif de la propriété foncière, afin de lui conférer un caractère sacré qui rende intangible la législation positive correspondante, ils auraient tenté, par une opération intellectuelle frauduleuse, d'arrêter une évolution historique en cours. Ainsi serait établie la thèse selon laquelle la théorie physiocratique couvrirait « un projet politico-social de sauvetage de la monarchie et d'un équilibre nouveau entre les classes » profitable aux grands propriétaires fonciers.
Cette interprétation, sans doute dénuée de bienveillance, de la pensée de Quesnay et de son école pourrait difficilement s'appliquer, dans les mêmes termes, aux théories des « hérétiques » de la physiocratie que furent Gournay et son disciple Turgot.
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Écrit par
- Abel POITRINEAU : professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Clermont-Ferrand
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