PHYSIOGNOMONIE
Les artistes et la physiognomonie
La physiognomonie s'est constituée à l'origine en dehors de tout rapport avec les arts plastiques. Mais à partir du moment où les auteurs décidèrent d'illustrer leurs traités, ils devinrent étroitement tributaires des artistes. Certaines des têtes de Cocles et d'Indagine sont manifestement tirées de tableaux et de gravures. Della Porta a reproduit des bustes antiques et des portraits modernes (Pic de la Mirandole, Politien), et il a regardé le traité des proportions de Dürer, auquel il a emprunté notamment l'image des têtes concave, convexe et plate. Avant Lavater, néanmoins, la documentation des physiognomonistes était essentiellement constituée de descriptions dans des textes.
Avec Lavater, tout change. Seule compte désormais la documentation figurée. Dessinateur lui-même, il s'était constitué un « cabinet physiognomonique » (aujourd'hui dispersé) qui compta jusqu'à vingt-cinq mille gravures, dessins, aquarelles et peintures de portraits, caricatures, figures imaginaires et scènes de toutes sortes, depuis la Renaissance. Il exerçait son jugement non seulement devant des sujets en chair et en os, venus le consulter, mais aussi d'après les portraits qu'on lui soumettait. La représentation offrait même à ses yeux l'avantage de supprimer les mouvements divers et les expressions fugitives qui gênent l'observation. Enfin, il pensait pouvoir communiquer sa « science », ou plutôt ses intuitions, à travers l' illustration de son ouvrage : les Fragments se présentent avant tout comme une galerie de portraits, gravés par Daniel Chodowiecki, de l'Académie de Berlin. Son ami Johann Heinrich Füssli intervint dans l'édition anglaise de 1792 et François-André Vincent dans l'édition Moreau. Girodet-Trioson, David d'Angers paient tribut à Lavater, dans leurs écrits du moins. Mais l'alliance du physiognomoniste et de l'artiste était contre nature. Lavater, qui exalte l'art du portrait, se plaint amèrement de la plupart des portraitistes et voudrait réformer la profession. En fait, l'idéal est pour lui la silhouette tirée à l'aide d'une « machine sûre et commode » qui préfigure le physionotrace, la chambre claire, le mégascope et finalement, l'appareil photo de l'anthropométrie, c'est-à-dire, à l'opposé de l'art, la reproduction mécanique du réel.
Les artistes, de leur côté, ne pouvaient ignorer l'existence de la physiognomonie. Rendre visible l'homme intérieur était devenu à la Renaissance une préoccupation majeure des praticiens et des théoriciens. Pour Alberti, ce but devait être atteint essentiellement par la représentation des mouvements et des gestes qui trahissent les émotions. Mais Léonard de Vinci, tout en exprimant le plus grand mépris à l'égard de la métoposcopie et de la chiromancie, admettait que « les traits du visage manifestent en partie la nature des hommes, leurs vices et leurs complexions » (Codex urbinas, fo 109 ro), car ils conservent les traces durables de leurs passions dominantes. Au xvie siècle, divers théoriciens jugèrent utile d'inclure dans leurs traités un chapitre sur la physiognomonie, reprenant et adaptant les écrits des spécialistes. Ainsi Pomponius Gauricus qui, dans son De Sculptura de 1504, offrit la traduction latine un peu arrangée d'Adamantius, et après lui Francisco de Hollanda (1548), Giovanni Paolo Lomazzo (1584) et G. P. Gallucci, le traducteur des Quatre livres de Dürer (1591). Pour justifier leur initiative, ils expliquent que la physiognomonie doit permettre d'imaginer d'après leur caractère connu le visage des personnages historiques dont il ne reste aucun portrait, de composer des figures symboliques adéquates incarnant les vices et les vertus et d'introduire à loisir la variété dans les figures secondaires,[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Anne-Marie LECOQ : ingénieur de recherche au Collège de France
Classification
Média
Autres références
-
BALZAC HONORÉ DE (1799-1850)
- Écrit par Maurice MÉNARD
- 15 001 mots
- 3 médias
...l'« homme aux bosses », l'anatomiste et physiologiste allemand, a créé la phrénologie. Lavater, théologien suisse, philosophe et poète, a inventé la physiognomonie. L'un et l'autre fournissent à Balzac une méthode et un discours métaphorique, sinon une science ; ils permettent à l'écrivain de dire le... -
CARICATURE
- Écrit par Marc THIVOLET
- 8 333 mots
- 8 médias
La Physiognomonie de Lavater (1741-1801), qui fut connue en France au début du xixe siècle, a eu une grande influence sur l'art des caricaturistes. Si les théories du théologien suisse semblent maintenant périmées, elles n'en ont pas moins aidé les caricaturistes à concevoir chacune de leurs œuvres... -
CRIME ET CHÂTIMENT (exposition)
- Écrit par Robert FOHR
- 1 138 mots
Crime et châtiment, c'est le titre, emprunté à Dostoïevski, d'une exposition du musée d'Orsay (16 mars - 27 juin 2010), dont l'idée initiale revient à Robert Badinter et la conception à Jean Clair. Rassemblant quelque 475 œuvres d'art, objets et documents, elle explore une période de...
-
DUCHENNE DE BOULOGNE (exposition)
- Écrit par Jean-François POIRIER
- 1 064 mots
L'École nationale supérieure des beaux-arts de Paris a présenté du 26 janvier au 4 avril 1999 une exposition Duchenne de Boulogne réalisée à partir des clichés appartenant à l'École, qui poursuit ainsi l'exploitation de son très riche fonds d'où elle avait tiré en 1998 une extraordinaire...
- Afficher les 7 références