PHYSIS
Nature et art, nature et loi
Toutefois, il n'existe pas seulement des êtres naturels. Il est des êtres qui ne doivent pas leur constitution au développement d'un principe immanent, mais qui existent soit par hasard, soit par l'effet d'une initiative délibérée et extérieure. Ces derniers sont les produits de l'art ou, d'un mot qui a le même sens en grec, de la technique. Il semble que, pendant très longtemps, cette dualité de l'art et de la nature comme principes d'organisation n'ait pas été ressentie comme une opposition : on pensait que l'art humain ne faisait que réaliser ou prolonger les intentions de la nature. L'homme de l'art n'est que l'agent d'une nature qui est elle-même créatrice. Dès lors, l'art, plus proche de nous, servira au philosophe à pénétrer par analogie les arcanes de la nature artiste. Ainsi, Empédocle, décrivant la genèse des êtres vivants sous l'action en quelque sorte démiurgique de l'Amour, n'hésite pas à attribuer des outils à Aphrodite : il parle de « chevilles » (fragm. 87 Diels, 411 Bollack), de « creusets » et de « colles » (fragm. 96 Diels, 462 Bollack) ; les organes ainsi produits sont comparés à des « besaces » ou à des « tuyaux », l'œil à une lanterne, etc. Chez Héraclite, c'est l'élément primordial, le feu, qui sera dit lui-même « artisan » ou « artiste ». Pour les médecins de la tradition hippocratique, l'art ne consistera réciproquement en rien d'autre qu'à laisser s'exercer sans entraves la vis medicatrix naturae.
Pourtant, à partir du ve siècle avant J.-C., apparaît, notamment chez ceux qu'il est convenu d'appeler les sophistes, le sentiment nouveau d'une opposition entre la nature, qui vient de Dieu ou est en tout cas autonome, et la loi, qui est le fait de l'homme. Par « loi » (νομ́ος), il faut ici entendre tout ce qui est de l'ordre de la convention et qui, non seulement s'ajoute à la nature, mais quelquefois la contredit et l'aliène. Cette opposition a été surtout utilisée, en un sens polémique, pour discerner ce qui, dans les institutions et les mœurs, dérive de la nature des choses et de l'homme, et ce qui n'a pour toute justification que d'être transmis par une tradition, dont la diversité même d'un pays et d'un temps à l'autre trahit le caractère artificiel et arbitraire. On connaît le personnage platonicien de Calliclès, qui, dans le Gorgias(483 a-e), oppose ce qui est vrai et beau selon la nature, c'est-à-dire le déploiement spontané de la force vitale, et les multiples entraves que, sous le nom de « lois », la coalition des faibles a progressivement établies pour empêcher la juste domination des forts. Mais, ici encore, la notion de physis n'a de valeur que fonctionnelle et peut recevoir des contenus fort différents : dans l'Antigone de Sophocle, c'est une « nature » plus humaine, celle des affections fraternelles et de la piété privée, qui est opposée à l'arbitraire et à la cruauté des lois de la cité. À l'inverse, à mesure que le concept de nature se laïcisera et qu'on en viendra à douter de la bonté ou de la toute-puissance de la nature, il se trouvera des philosophes – qui resteront, il est vrai, marginaux et généralement mal famés – pour exalter timidement la « culture » (παιδέια) qui, en créant une « seconde nature », prend la relève de la vraie nature, dont on est bien obligé de supposer qu'elle était pour le moins défaillante ou avare. Ce thème apparaît pour la première fois chez Démocrite (fragm. 33 Diels) ; il sera plus tard orchestré par Lucrèce. C'est également au ve siècle que s'engagera, dans des termes analogues, un débat qui occupera longtemps les philosophies[...]
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Écrit par
- Pierre AUBENQUE : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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