PASOLINI PIER PAOLO (1922-1975)
Une écriture polymorphe
Sans doute en partie à cause de la théâtralité naturelle du personnage et des effets artificiels du double mythologique qui s'est attaché à ses pas de son vivant contre sa volonté, la détestation pasolinienne envers le théâtre contemporain s'est retournée en un intérêt vif et très partagé chez les créateurs du théâtre d'aujourd'hui – Stanislas Nordey, notamment – pour l'écriture dramatique pasolinienne telle qu'elle s'exprime principalement dans les six pièces en italien écrites à partir du mois de mars 1966. Le retournement ne fut ici que posthume, car la tentative pasolinienne de déplacement brutal du mouvement général de son œuvre vers le monde du théâtre (1967-1968), à la différence de celui qu'il avait réussi pour le cinéma au début de la décennie précédente, fut un cuisant échec.
Tout autre est l'importance objective de l'écriture proprement théâtrale au sein de la dernière décennie de la littérature et du cinéma pasoliniens : il s'agit, avec Pétrole (1972-1975, publié en 1992), d'un des moments majeurs de l'œuvre, où prose, sentiment poétique et force des images trouvent un moment unique d'harmonie. Ce n'est pas un théâtre d'idées sartrien, ni un dérivatif à la production poétique – il ne s'agit d'ailleurs pas, à proprement parler, d'un théâtre en vers –, et il s'oppose terme à terme au cinéma de Pasolini.
Grand écrivain de descriptions et habile narrateur, critique littéraire et cinématographique aguerri, théoricien de la stylistique littéraire dans les années 1950 puis sémiologue-philosophe hérétique de la langue et du cinéma dans les années 1960, Pasolini fut aussi un polémiste féroce, et un chroniqueur-sociologue pour les journeaux dès les années de sa jeunesse frioulane. De cette veine participent aussi les neuf documentaires et essais cinématographiques, tous particulièrement émouvants : La Rabbia, 1963 ; Comizi d'amore, Repérages en Palestine pour l'Évangile selon saint Matthieu, 1964 ; Notes pour un film sur l'Inde, 1967-1968 ; La Séquence de la fleur de papier, Carnet de notes pour une Orestie africaine, 1968-1969 ; Les Murs de Sanaa, 1970 ; 12 décembre, 1971-1972 ; Pasolini et... la forme de la ville, 1973-1974.
C'est dire que le prosateur Pasolini n'était pas fait pour être un romancier classique. Des deux premiers romans réalistes romains (Les Ragazzi, 1955, et Une vie violente, 1959) à Pétrole (roman théorique fondé sur l'inachèvement et le mélange des styles et des genres), en passant par Alì aux yeux bleus (1965), qui rassemblait scénarios, chroniques et projets romanesques autour de la ville de Rome, et Théorème (1968), livre parasité par le scénario et le découpage du film homonyme, voire par sa forme originaire de pièce de théâtre, toutes ses approches du roman furent purement expérimentales. Ni le basculement, en 1961, dans l'emploi du temps d'un cinéaste complet ou la pratique ininterrompue du scénario de 1954 à 1975, ni le renvoi à la figure du pur poète (qu'il fut sans nul doute, ses poèmes restant le cardiogramme d'une vie intime et publique de son adolescence à sa mort) ne suffisent à expliquer cette hérésie majeure, pour un écrivain fameux, consistant à ne jamais livrer l'objet consensuel que représente la forme roman. Certes, Pasolini est un artiste de la forme courte. Certes, ses qualités indéniables de conteur renvoient à des savoirs pré-romanesques : à l'égal de son sens du cadre qu'il proposait de rattacher, dans son cinéma, à la peinture du Trecento, l'une de ses références littéraires majeures était Dante plus encore que Proust. Mais il faut aussi entendre sa volonté, sensible il est vrai le plus souvent à travers d'extrêmes dénégations – qu'on a longtemps prises pour argent comptant –, d'égaler et de dépasser les avant-gardes[...]
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Écrit par
- Hervé JOUBERT-LAURENCIN : maître de conférences d'esthétique du cinéma à l'université de Paris-VII-Denis-Diderot
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