Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

PIERCING

Le triomphe du piercing

Il faut attendre les années 1950-1960 pour que le percement des oreilles des petites filles tombe en désuétude, en raison du changement de statut de la femme. L'oreille percée dénote désormais la femme objet, décorative, soumise à la puissance financière du mari, ou bien encore la vulgarité des classes populaires. Dans le même temps, elle est réhabilitée aux États-Unis par des groupes marginaux, les motards conducteurs de Harley-Davidson, et les adeptes de pratiques sadomasochistes notamment. D'abord confidentielles, ces pratiques se développent dans les milieux musicaux. À la fin des années 1970, les punks arborent des trombones et des épingles de sûreté dans le nez, la bouche, les oreilles, les sourcils, et entendent ainsi marquer, par la dérision et la mutilation, l'asservissement auquel les soumet la société de consommation et la violence faite aux corps par la société libérale. Désacralisé, le corps est mutilé, percé, voué à l'exécration. Les skinheads à l'allure inquiétante, les musiciens de hard rock, de techno, les squatters, les grunges, les homosexuels, les modern primitives se font les hérauts de cette nouvelle technique du corps. L'esthétique moderne du piercing née sur la côte ouest des États-Unis se propage à l'ensemble de la société par le biais de la haute couture. La radicalité de ces groupes cède donc rapidement à la récupération par la mode des signes distinctifs du marginal. Si certains groupes gothiques affichent grâce au piercing une identité symbolique, le body piercing devient une ornementation éphémère et un effet de mode jusqu'à la fin des années 1980, où il se radicalise dans le cadre d'une exaltation générale du corps.

Il n'est plus une marque rituelle ou esthétique liée à certaines ethnies, mais un bijou intime (piercing du sein, du nombril ou du sexe), qui participe de liens amoureux, une marque ostensible (piercing du nez, de la bouche, des oreilles), qui manifeste une recherche esthétique. Labrets, barres à boules ou barbells (terme anglais désignant à l'origine les haltères), cylindres creux, élargisseurs en acier industriel, en platine ou autre métal précieux, sont les marques identitaires de certains groupes sociaux ou d'adolescents en révolte. Le piercing est aussi un objet de volupté, puisque sa titillation érotise les orifices du corps, ou procurerait, selon ses adeptes, des expériences de conscience modifiée semblables aux rituels de suspension asiatiques.

Le piercing borde en effet toujours les orifices du corps et cette situation stratégique dialectise deux rapports : un rapport physiologique à la gestion des orifices et un rapport fantasmé s'organisant sur la base des catégories de la pénétration et de la souillure, de l'ostentation et de l'esthétique. Marquage violent, le piercing inflige une douleur première, puis suscite une sensibilité érotisée continue de la muqueuse, en même temps qu'il exhausse et embellit un orifice intime et mouillé. Les orifices du corps sont donc aussi au croisement de deux axiologies : l'une négative liée aux fluides, l'autre positive liée à l'extrême sensibilité érogène des bordures.

Les piercings contemporains, à la fois identitaires et artistiques, soulignent aussi une volonté de mise en scène du corps étayée par le narcissisme et l'individualisme, en même temps qu'ils avouent, dans une société mondialisée, une nostalgie clanique, une souffrance expiatoire. Si l'augmentation de ces pratiques révèle des effets d'imitation et de mode, dénués du moindre sens symbolique, les psychologues et les anthropologues y lisent une nostalgie des parures anciennes, destinée à contrer les diktats d'une société sur un corps industrialisé. D'autant que le premier piercing est une invitation à poursuivre l'ornementation du corps, une sorte[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

Classification