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ABÉLARD PIERRE (1079-1142)

Doctrine

En philosophie, Abélard est surtout connu pour son opposition radicale à toutes les formes du « réalisme » (bien que l'on relève aussi chez lui une indéniable tendance au platonisme). Dans ses deuxième et troisième Gloses sur Porphyre, il établit avec beaucoup de force et de subtilité que les «  universaux » (universalia : ce sont les genres et les espèces) ne peuvent aucunement être des choses qui résideraient dans les sujets singuliers, ou en lesquelles « se rencontreraient » ces sujets : une chose est, par essence, individuelle, distincte de toute autre. L'universalité est le fait d'être prédicat de plusieurs sujets : elle ne peut appartenir qu'aux mots (voces ; dans ses dernières gloses, Abélard dit : aux sermones, désignant par là le mot en tant que signifiant ; il n'use alors du mot vox que pour désigner le son proféré, qui est une chose). Mais les prédicats ne s'attribuent pas au hasard : si l'on dit que Socrate est un homme, et Platon aussi, c'est parce qu'ils « se rencontrent dans l'être-homme » (conveniunt in esse hominem), c'est-à-dire dans un « état », une « nature », non une chose. Généralement, Abélard s'efforce d'éliminer tout usage indu de la catégorie de chose. Ainsi, en logique, il nie que « ce que disent les propositions » soit une chose : elles expriment « une manière d'être des choses ». La vérité nécessaire ne se formule pas dans une proposition catégorique (« l'homme est animal »), mais dans une hypothétique (« s'il est un homme, il est animal »), qui vaut même si les choses que ces termes désignent n'existent pas. L'image vers laquelle se porte l'âme, dans le processus de la connaissance, « n'est rien ». En herméneutique comme en morale, Abélard met au premier plan l'intention qui anime le vocable ou le fait : le Sic et non formule une règle d'interprétation qui rappelle la théorie du sermo : les mêmes mots peuvent être employés en des sens différents par des auteurs différents ; l'Éthique distingue soigneusement du vice, de l'acte mauvais, de la délectation, le péché, qui n'est rien qu'un « consentement au mal » et non une « substance ». Toutes ces thèses procèdent visiblement du même esprit que le refus du réalisme, lui-même issu d'une réflexion de logicien sur le langage et la nature du prédicat. De même, la théologie d'Abélard se tient, le plus souvent, au niveau des énoncés, cherchant non pas à expliquer la Trinité, comme l'ont cru notamment Guillaume de Saint-Thierry et saint Bernard, mais à construire des modèles logiques qui prouvent que la croyance en ce dogme ne conduit pas à formuler des propositions absurdes. Ce sont en dernière analyse la logique et la grammaire qui fondent la pensée d'Abélard – et qui la limitent. Ignorant, de son propre aveu, les mathématiques, peu curieux des sciences naturelles, Abélard a tout fondé sur la dialectique. Mais il n'a pu pratiquer suffisamment des traités d'Aristote, notamment les Réfutations sophistiques, dont l'étude a permis à des contemporains plus jeunes d'amorcer des progrès capitaux, particulièrement en sémantique. Au total, ce penseur de grande classe a produit une doctrine brillante, profonde, mais vite dépassée en logique du moins ; c'est surtout sur la méthode de la théologie qu'il a influé.

— Jean JOLIVET

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Écrit par

  • : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses)

Classification

Média

Pierre Abélard - crédits : Stefano Bianchetti/ Corbis/ Getty Images

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